« Chacun des romans de Simon donne à lire une
cartographie différente de la même mémoire, transformée et actualisée par le
travail de la langue. D´un livre à l´autre, il convoque archives et souvenirs
de famille, souvenirs personnels, souvenirs de souvenirs, souvenirs de
l´écriture et de la lecture d´autres livres, pour faire et refaire l´inventaire
d´un matériau autobiographique résistant que ces reprises, corrections,
réécritures n´épuisent jamais, tant est grande l´exigence critique du romancier
et aiguë sa conscience de la transformation des souvenirs au fil du temps” note
Christine Genin dans un extrait sur Claude Simon du Dictionnaire mondial des
littératures (2001). Dans les textes de Simon nous avons l´impression d´explorer
la mémoire personnelle dans des compositions à la fois picturales,
cinématographiques et musicales avec des expositions de thèmes, un
développement aigu, puis un autre lent, imperceptible, des reprises, des
amplifications, des modulations, tache sur tache, une vue d´ensemble qui ne
dépend pas toujours de la peinture elle-même, mais de celui qui la regarde. Un
fond indissociable de la forme.
Le roman L´Herbe fut publié en 1958 et ensuite, en 1960 Simon publia La Route de
Flandres qui à l´origine était un
épisode de L´Herbe qui, finalement,
ne s´inséra pas. Ainsi, les personnages de L´Herbe et de La Route de Flandres sont en principe les mêmes ; dans L´Herbe Simon nous
présente l´histoire de la famille Thomas par la voix de Louise et dans La
Route de Flandres c´est Georges qui prend la parole. La voix de Louise est
celle du privé (la famille) et celle de Georges celle du public (la guerre,
l´aventure du héros), en ce sens, les archétypes sont biens construits par
rapport à notre culture (tels que Pénélope et Ulysse dans l´Odyssée d´Homère).
Il est intéressant de voir comment à partir d´un bout d´une idée, de quelques
références familiales, naissent deux romans (et dans le cas de Simon encore
beaucoup plus de deux) avec un tel élan narratif.
Dans son Discours
de Stockholm (1986) Simon explique très bien cette importance qu´il donne
au travail d´écriture, au bricolage des mots (sic): « (...) lorsque je me
trouve devant ma page blanche , je suis confronté à deux choses: d´une part le
trouble magma d´émotions, de souvenirs, d´images qui se trouve en moi, d´autre
part la langue, les mots que je vais chercher pour le dire, la syntaxe par
laquelle ils vont être ordonnés et au sein de laquelle ils vont en quelque
sorte se cristalliser. Et, tout de suite, un premier constat: c´est que l´on
n´écrit (ou ne décrit) jamais quelque chose qui s´est passé avant le travail
d´écrire, mais bien ce qui se produit (et cela dans tous les sens du terme) au
cours de ce travail, au présent de celui-ci, et résulte, non pas du conflit
entre le très vague projet initial et la langue, mais au contraire d´une
symbiose entre les deux qui fait, du moins chez moi, que le résultat est infiniment
plus riche que l´intention ». La question de la création romanesque prend
avec Simon un essor inusité jusqu´à présent. C´est en lisant Proust, Joyce,
Kafka que l´écrivain pense à l´idée d´une écriture qui puisse aller au-delà de
l´histoire que l´on veut raconter. L´écriture de Simon est à la fois poésie, en
tant qu´exercice de style, de ressemblances, de correspondances ; et objet
de sa passion, en tant que prose qui exhale les démons qui le hantent. Cette
idée de Simon traverse la pensée des écrivains du nouveau roman. Après quelques
siècles de vie, l´idée du romanesque dans le roman trébuche, en effet, l´essor
et la génialité du roman au XIX siècle font que, au XX, les écrivains cherchent
de nouvelles formes d´inventer l´aventure. C´est ainsi que Jean Ricardou a
défini le roman moderne comme étant non plus « l´écriture d´une aventure,
mais au contraire, l´aventure d´une écriture ». Nous pourrions dire que la
maturité de l´œuvre romanesque de Simon peut être saisie en lisant tout d´abord
L´Herbe pour ensuite potasser
dans La route de Flandres où l´on pourrait assister au nœud, au
carrefour de cette aventure.
De la voix de Louise nous assistons à la cérémonie des
adieux de Marie, la vielle tante de Georges, (époux de Louise). Et par ces
quelques jours des adieux nous entrons dans la vie de trois générations des
Thomas, dans l´arrière-pensée de Louise, dans l´écriture de Simon et aussi,
dans l´univers de l´héritage social de notre auteur. Le fil qui traverse L´Herbe est celui de la mésalliance parentale.
Mésalliance au sens strict du mot, c´est à dire mariage avec une personne issue
d´un milieu social considéré comme inférieur, mais aussi au sens plus ample de
désunion, antagonisme entre deux personnes, entre deux vies, deux vies
quotidiennes, deux désirs, deux quêtes du sens.
Pour Claude Simon écrire c´est faire du bricolage et
la matière qu´il utilise vient de son héritage personnel et social. Nous
apprenons, dès la première page que le roman s´articule autour de ces deux
vielles tantes, sœurs de Pierre, et qu´elles ne se sont jamais mariées: « (...)
avec ce frère de quinze ans plus jeune qu´elle et qu´elles ont élevé (elle et
celle qui est déjà morte) dont elles ont réussi (...) à faire un professeur de
Faculté, ce qui, pour deux institutrices dont le père et la mère savaient tout
juste lire, ou peut-être même pas du tout, a sans doute dû paraître valoir la
peine de renoncer à tout ce à quoi une femme peut prétendre avoir normalement
droit (...) » (p. 9). L ´Herbe
devient ainsi une tentative de reconstruction du passé, c´est à la fois une
famille proche et distincte de celle de Claude Simon. Claude Simon est le fils
d´un officier de carrière, qui était fils de paysans du Jura, qui avait deux
sœurs, qui l´ont élevé et qui ne se sont jamais mariées. Ce père est tué dans
la première guerre mondiale quand Simon a à peine un an. Cette figure du père
est considérablement importante dans toute l´œuvre simonienne. On pourrait dire
qu´il s´agit ici d´une suite imaginée de la vie de ses parents et de la sienne
s´ils n´étaient pas morts, (son père d´abord et ensuite sa mère, quand Simon
avait 10 ans). Dans ce roman, Simon éprouve une admiration envers ces deux
tantes par le biais de Louise.
L´admiration de Louise se laisse voir dès le début du
récit. Récit qui fait penser à Louise à sa vie, au sens de son existence. L´histoire
commence et se termine par une boîte à berlingots qui, telle que la boîte de
Pandore, possède tous les secrets de la terre, et qui, après son ouverture
laisse sortir les maux alors que l´espérance reste au fond. Cette boîte offerte
par la vielle femme a la jeune fille trouve plusieurs échos dans cet incipit
(boîte-chambre-tombeau-sarcophage-coffret à bijoux) où les parallélismes entre
la vie et la mort, la jeune fille et la vielle dame sont aussi présents
(parfum-rose desséchée-exhaler-quelque chose qui serait à la fois fait de
poussière et de fraîcheur-cela sentait comme une fleur-comme une jeune fille).
Cette construction des phrases, des assonances, des mots faufilés aux idées,
aux sensations, aux histoires est caractéristique de L´Herbe. Dans cet
incipit aussi se joue le sens final du texte: « une toute jeune fille que
l´on y aurait conservée intacte quoique prête à tomber en poussière au moindre
souffle » pourrait-être une phrase de la fin du roman, car c´est sur cette
idée que Simon clos l´écriture.
Cette boîte à berlingots qui ouvre l´histoire la ferme
aussi. « Sur sa couverture, une jeune femme vêtue d´une longue robe
blanche, à demi allongée sur l´herbe dans une pose à la fois langoureuse et
raide, avec juste la pointe des pieds (...) (qui dans sa main tient une même
boîte sur le couvercle de laquelle sa même image se répète, comme dans ces jeux
de miroirs sans fin) ». Cette figure de la fille à la fois raide (morte)
et langoureuse (vivante, mais sans forces) sur l´herbe et la figure d´elle-même
(Louise) à la fin du roman: « (...) Puis Louise bougea, s´étira, se
retourna sur le ventre: couchée maintenant de tout son long sur le sol,
adhérant au sol, enfonçant, enfouissant son visage dans l´herbe fraîche, comme
pour l´y imprimer, respirant longuement l´odeur puissante et âcre d´herbe et de
terres mêlées ». On dirait que les figures sont à l´envers: il ouvre et
ferme son récit avec la boîte à berlingots et la figure de la femme sur
celle-ci. Dans l´incipit c´est l´image de la mort qui est la plus forte, alors
que Louise elle-même comme la femme de la boîte couchée sur l´herbe est une
image beaucoup plus vivante que la figure langoureuse de la fille du début du
récit. On commence par la mort et on termine par la vie. Telle est l´idée de
Simon. Son récit, de bout à bout, qui apparaît comme l´univers clos de cette
boîte se construit par des correspondances confrontées entre les personnes.
Simon utilise des images pour graver dans notre mémoire cette disruption des
couples (Pierre qui écrase Sabine; Sabine qui semble à une déesse tragique dont
le public se moque).
La mésalliance se joue sur plusieurs plans et
plusieurs couples, c´est un jeu de deux: les deux tantes, le couple de Sabine
et Pierre, celui de Georges et Louise, celui de Louise et son amant, celui de
Louise et Marie, et celui de Sabine et Marie. Le couple Louise-Marie se trouve
à l´intersection du sens de l´existence, de la vie et de la mort. Sabine et
Marie sont toutes deux des mortes vivantes, l´une allongée, dans son lit de
mourant (Marie), l´autre mourant debout (Sabine): « les deux vielles
femmes, là-bas, en train de mourir, n´en finissant pas de mourir, l´une
étendue, silencieuse, déjà réduite à rien (...) et l´autre agonissant debout,
droite, parée, peinte de la tête aux pieds, comme une de ces divinités, de ces
idoles ou de ces prêtresses consacrées qui n´ont le droit de s´étendre que pour
être ensevelies, se mourant lentement sous ses fards (de Pierre) (...) »
(p. 180). Il n´existe pas de couple heureux. Pour Simon, chaque couple est une
mésalliance. Peu importe alors la mésalliance parentale de ses propres parents
(dans le sens de différentes classes sociales qui se mêlent) puisque tous les
couples sont une mésalliance. Et encore plus, peu importe la vie de couple,
puisque après la vie vient toujours la mort. Peu importe si on prend le train à
Pau ou si on décide de revenir de Pau en train. La vie est un va-et-vient. Peu
importe alors si les parents de Simon sont déjà morts puisque tout le monde
doit mourir. Peut-être oserais-je dire que dans ce sens l´écriture devient pour
l´écrivain un acte de thérapie psychologique. Le “magma d´émotions” dont parle
Simon peut se voir transposé très facilement dans L´Herbe.
Dans le roman, la figure de la vie est représentée par
un éternel aller et venir, sans sens, avec un être non vivant, le train. Le
train de Pau: « (...) puis très loin le grondement imperceptible du train
de Pau (le même train, la même rame de wagons qui est passé à sept heures en
sens inverse, revenant maintenant) (...) ». Et avec lui la figure de la
pluie, des larmes, du silence, de la mort: « les ténèbres humides venant
se poser sur son visage, écoutant le silence d´après la pluie (...) le jardin
pleurant, la campagne tout entière pleurant (...) tout un arbre sans doute
comme s´ébrouant, frissonnant, toutes ses feuilles déversant une brusque et
ultime pluie, puis quelques gouttes encore, groupées, puis, un long moment après,
une autre – puis plus rien ». Puis plus rien semble à de la musique, il
reprend cette phrase dans quelques paragraphes du récit pour nous donner une
tonalité et clos son histoire avec elle en donnant une fin musicale à son
œuvre.
Cette métaphore de la vie et de la mort (le train, la
pluie) comme mésalliance à son tour, en tant que couple irréalisable car la vie
comporte en elle-même la mort. Et par là, cette phrase de Simon, dans son Discours de Stockholm (1986)
« (...) je n´ai jamais encore, à soixante-douze ans, découvert aucun sens
à tout cela, si ce n´est, comme l´a dit, je crois, Barthes après Shakespeare,
que “si le monde signifie quelque chose, c´est qu´il ne signifie rien” – sauf
qu´il est ».
Dans le travail de l´écriture, par contre, Simon peut
devenir un créateur de sens, à travers la logique interne du texte. Dans La fiction
mot à mot (1972) Simon tente
d´expliquer sa production littéraire en tenant en compte le pouvoir des mots,
la langue métaphorique, le jeu de la multiplicité temporelle. Il existe par-là,
pour l´auteur, une logique interne du texte, une organisation du roman qui ne
diffère pas de l´organisation des éléments du texte, tels que la phrase, le
paragraphe, la page, les chapitres (s´il y en a, ici ce n´est pas le cas),
comme de la musique, avec un rythme, des assonances, avec une cadence de la
phrase: « (...) une certaine logique interne du texte, propre au texte,
découlant à la fois de sa musique, (...) et de son matériau (...) mais encore
si cette logique selon laquelle doivent s´articuler ou se combiner les éléments
d´une fiction n´est pas, en même temps, fécondante et, par elle-même, engendrante
de fiction ». Pour mettre en valeur certaines images qui l´obsèdent il
s´inspire de la technique picturale et cinématographique pour lesquels il
invente des structures et des styles au plan narratif, le discours des
personnages apparaît comme discours rapporté, discours direct, discours
indirect libre, de manière ininterrompue avec le reste de la phrase (les
discours se trouvent souvent dans de longues, éternelles phrases qui commencent
par aborder un sujet et terminent analysant un autre tout à fait différent).
Ce codage narratif part de l´élément le plus petit de
la phrase et du roman, le mot. Pour Simon la remarque de Jacques Lacan « le
mot n´est pas seulement signe mais nœud de significations » est centrale
dans sa propre conception narrative. Et par nœud lacanien nous pensons bien sûr
au nœud borroméen qui illustre l´imbrication du réel, du symbolique et de
l´imaginaire dans la psychanalyse lacanienne. C´est aussi à partir de cette
théorie structurale du langage que Simon explique, pour ce qui est la création
littéraire (production, comme il préférait la nommer) l´intersection des
ensembles en fonctions des qualités communes de certains de leurs éléments et
se demande, dans La fiction mot à mot
si « ne pourrait-on pas chercher, dans la fiction, à non plus aligner
une succession d´éléments, mais à réunir des ensembles où les éléments se
combinent en fonction de leurs qualités? ». N´oublions pas que pour Lacan
c´est par le langage que nous avons accès à l´inconscient. Dans ce sens, c´est
par la production de l´écriture à partir des éléments de son histoire que Simon
fait de ses livres des peintures pleines de signifiés. Le mot clé ici serait
l´imbrication (du réel, du symbolique, de l´imaginaire, mais aussi des assonances,
des parallélismes, des temporalités croisées, des métaphores, des métonymies,
des modalisations, etc.).
On comprend ici quel est le pouvoir des mots pour
rapprocher et confronter idées et sensations. Par exemple l´association qu´il
fait avec le mot herbe: « étincelante ; tiède ; sauvage ;
folle ; tiède ; grise ; écrasée ; fraîche ; odeur
puissante et âcre ; pâle ; mouillée » résume en même temps
l´odorat, la vue, le goût, le toucher dans une volonté de correspondances de la
nature a la manière de Baudelaire. L´herbe est en même temps la fureur de la
vie (étincelante, sauvage, folle, fraîche) et l´immobilité de la mort (étendue
dans l´herbe, piétinée, brins aplatis, grise, écrasée, pâle).
Pour le couple Sabine et Pierre (le couple par
excellence de la mésalliance) il bricole la transposition poétique tu théâtre
grec, de la tragédie et aussi du cinéma. En effet, Simon donne à Sabine
plusieurs surnoms tels que: la vielle Walkyrie, madame Butterfly, la vieille
cantatrice ou encore “Mitsouko”, l´héroïne de La Bataille de Claude Farrère. Cette idée que nous nous faisons de
Sabine est celle de l´héroïne tragique en même temps déesse de la guerre,
geisha abandonnée et trompée et muse inspiratrice. Pour Simon cette logique
selon laquelle doivent s´articuler ou se combiner les éléments d´une fiction
est, en même temps, fécondante et, par elle-même, engendrante de fiction.
Le roman s´écrit à plusieurs temps. Le temps de la
narration est celui du dialogue intérieur de Louise, qui se confond souvent
avec cet amant qui n´existe que par ses yeux et qui pourrait être, en même
temps, son lecteur idéal. Le temps. Pour Simon, le temps est cyclique et c´est
ainsi qu´il construit son roman. Sans linéarité (sans avant, après, déroulement
sur le temps de l´histoire, point de départ et point d´arrivée). Il écrit en
réfléchissant aux ensembles, aux caractéristiques communes. Il y a un temps de
la vie qui est linéaire. Il y a un temps de l´écriture, de l´invention qui peut
être ce que l´on voudras. Voilà pourquoi Chronos mangeait ses enfants et voilà
pourquoi sa femme pouvait aussi les libérer de son ventre. Il y a le temps
écoulé, celui des horloges, et le temps construit (comme le présent de
narration et celui de vérité si l´on reprend la distinction proposée par
Benvéniste).
Le roman commence et se termine par la mort de Marie
et cette mort pour Louise donne l´occasion de penser à sa propre vie et au sens
de son existence. C´est avec ses deux idées que débute le roman et par elles-mêmes
qu´il se termine, avec une métaphore de la mort (la pluie qui cesse de tomber
et le train qui passe “et puis, plus rien”). Le roman s´articule comme un gros
récit sans chapitres, avec des paragraphes très vastes et des phrases qui
durent même quelques pages. De ces temporalités croisés, nous assistons aux dix
jours d´agonie de Marie, à l´histoire de trois générations de la famille
Thomas, au moment voué pour l´intérieur, le pour-soi, qui est le temps de la
pensée, le temps de l´écriture, le hors temps. Il s´agit aussi de surmonter
l´obstacle de la linéarité du langage. Cette multiplicité temporelle se
construit à l´aide des temps verbaux; les phrases principales sont au participe
(et les verbes d´actions) ce qui a une fonction d´atemporalisation et de
transformation des actions en images:
« (...) et plus tard Julien ressortant pour laver
la voiture et la voyant alors toujours assise à la même place, et à ce moment
un peu surpris, regardant mieux, trouvant dans son attitude quelque chose
d´étrange, d´inhabituel, outre le fait qu´elle n´avait pas bougé du même
endroit depuis deux heures, avançant alors, et à mesure qu´il s´approchait
marchant de plus en plus vite, puis se mettant à courir, et, arrivé à un mètre
d´elle, s´immobilisant, la regardant, assise de la première fois de sa vie de
travers, et plus que de travers, comme cassée (...) ».
La narration ne suit pas l´ordre chronologique, elle
insiste sur des scènes qui semblent secondaires, elle ne fait pas de différence
entre le vécu et l´imaginaire, trompe le lecteur en commençant une scène dans
le jardin pour passer à la salle de bain et revenir sur l´herbe et puis se voir
confronté au récit du récit, près de la gare. Les personnages se confondent, et
les temps se mêlent aussi. L´incohérence de la narration vient de ce que Louise
éprouve elle-même aux égards de cette histoire, de son histoire. Le roman se
compose d´une série de tableaux, de récits fragmentaires de différentes
longueurs, accolés les uns aux autres. Les phrases se composent en apposition
reliées les unes aux autres ou par des conjonctions telles que “mais” ou “et”.
Les phrases de L´herbe sont
construites sans souffle, parfois incohérentes, se réappropriant de plusieurs
réalités à la fois, faisant un parallèle entre le désordre du monde et le plan
de la narration. Le texte passe plusieurs fois par les mêmes scènes qui
commencent ici et terminent là-bas. La scène du début (la femme, Louise, dans
l´herbe, parlant de Marie) et celle de la fin sont la même jusqu´à presque la
dernière page, où Louise se trouve dans la maison, apparemment après la scène
de la salle de bains où elle aperçoit Marie et Pierre. Au début, Louise
traverse une double crise; celle de la mort d´un être cher, celle d´une
décision à prendre. À la fin, elle reste dans la maison, fixant la vue sur la
vie et la mort.
Selon que la vie se voie à travers les yeux d´une
jeune femme (Louise) ou celle d´un jeune homme (Georges dans La route de
Flandres) la vie n´a pas de sens. Elle passe. La mémoire de Louise véhicule
ses propres confusions. Cette admiration que Louise sent pour Marie illustre
une autre histoire, qui n´est pas celle de la guerre, ni des dates, du progrès
ou de l´ascension sociale; c´est celle des petits événements, de la conscience
d´une époque, c´est celle du petit carnet de notes que tient Marie (et qui
appartenait avant à Marie et Eugénie) ou elle note chaque jour ses dépenses
(septembre: achat de 6 boîtes de conserves et port (31,5); Réabonnement journal
(48) (p. 88) et qui traverse la vie de l´époque. Tout se note pareil. Même la
mort d´Eugénie apparaît dans le carnet entre la location d´un champ et une note
de plombier. Cette fascination par la perception temporelle des carnets de
notes et de la vie de Marie tout entière sont les aspects de l´Histoire (avec H
majuscule) que Simon a voulu peindre avec des mots. Cet écroulement du temps
noté dans les carnets s´entremêle avec le temps cyclique noté par Louise (le
temps des saisons, qui revient chaque année) et donne la même sensation de
mésalliance transposée au temps cette fois. Temps des événements et temps
cyclique de la nature et de la mémoire (de la conscience) ne peuvent se
retrouver. Le carnet de notes se trouve dans, dans ... la boîte à berlingots.
La mésalliance dans L´Herbe se construit d´abord comme mésalliance parentale à partir
de l´héritage social de l´auteur. Celle qui est admirée (Marie) ne s´est jamais
mariée. Alors que dans son époque cela se vit comme un handicap (surtout pour
les femmes) à la fin de la vie se trouve être un choix de liberté, la
possibilité d´avoir été témoin, a la première place de l´Histoire. La vie de
Louise tourne autour de Georges: “Il m´avait promis que nous irions nous
installer à Pau”, alors que celle des deux tantes est censée d´appartenir à
elles-mêmes, une fois qu´elles ont élevé Pierre. La relation de (més)alliance
entre Pierre et Sabine est travaillée par Simon à l´aide des figures du grand
marronnier et du poids monstrueux de sa propre chair (figure qui est utilisée à
plusieurs reprises dans le roman) pour Pierre; et à la figure de la femme
pleine de bijoux et le visage coloré (cheveux blonds, qui deviennent orangés et
ensuite orangés-rouges) et des bagues trop nombreuses dans ses doigts trop gros
pour Sabine. Le marronnier qui ne change pas, en fait, tout se passe sous le
marronnier (le printemps, l´automne, l´été), le grand arbre est la figure
paternelle et sous le marronnier le fauteuil d´osier où Eugénie passe dix ans
de sa vie. L´alliance se vit comme incapacité de bonheur (Sabine écrasée par
son mari) et devient par-là une mésalliance.
Pierre et Sabine, deux figures grotesques qui à la
fois sont d´origines diverses, Sabine, d´une classe sociale plus élevée termine
étouffée par un mari à un poids incalculable qui mange tout (on a même
l´impression qu´il pourrait manger sa propre femme) et elle, par contre, décide
de ne pas manger le soir, car cela la ferrai grossir. Et la voix de la tante de
Pierre qui à la fois lui remémore l´origine de sa femme et à la fois nous donne
(à nous, lecteurs) cette impression d´ironie sur les classes sociales dominantes:
« N´oublie pas qu´elle n´est pas de notre milieu et qu´elle a sûrement été
habituée à être gâtée. (...) Une jeune femme comme elle et habitant une grande
ville a toujours beaucoup de tentations et il ne faut pas qu´elle puisse avoir
le sentiment d´avoir épousé quelqu´un au-dessous de son rang et qui n´a pas les
moyens de la satisfaire » et ensuite sur Pierre, les deux sœurs aussi:
« réussissant à élever leur frère, non seulement dans le sens courant du
terme mais dans sa pleine acception, le poussant, le hissant littéralement de
la condition de fils d´un paysan analphabète, illettré à celle non seulement de
lettré mais encore de maître ».
Cette coupure entre pauvres et riches propre de la
mésalliance est un des sujets sur lesquels Simon revient souvent dans son
roman. Dans le train « (...) des wagons spécialement conçus:
inconfortables, à l´usage des voyageurs pauvres et rembourrés, à l´usage des
derrières riches, et avec des contrôleurs pour vérifier si chacun, pauvres et
riches étaient bien à sa place ». Cette différence s´évanouit avec le
temps: « car il apparaît avec un peu de recul que pauvres et riches ont en
commun exactement les mêmes goûts, le même comportement, la même façon de
s´habiller, mais à quelques années d´intervalle » et par là, Simon encore
explique que l´unique différence des uns et des autres est le temps écroulé, le
temps passé. Le temps qui passe est notre unique indicatif de vie égal pour
tout le monde. Pour quelques-uns le temps passe mieux (comme pour Marie), pour
d´autres ...
Face à Marie, cet homme qui surmonte ses difficultés
d´origine (Pierre), qui étudie, qui fait un doctorat est un vieil homme de
quinze ans cadet de sa sœur (à qui, à présent, les domestiques appellent
“mademoiselle”) incapable de bouger et sa femme, issue d´un milieu familial
accommodé se trouve à présent comme une autre vieille femme (qui elle eût pu
être sa fille). De cette (més)alliance naît Georges petit fils de paysan (et
ses deux sœurs, mais qui n´ont aucun poids dans le roman) ; Georges décide
planter des poiriers dans le champ familial mais ceux-ci n´arrivent pas à tenir
car ils perdent ses poires avant de mûrir et envahissent peu à peu le champ
d´une odeur de putréfaction… Georges est tout comme ses poiriers, un déraciné. Il
y a une ironie de la mort dans la scène de la visite du docteur:
« ...Sapristi, mais qu´est-ce qui sent comme ça,
vous faites des confitures?
Et elle: “Non, ce sont les poires.”
Et lui: “Les poires?”
Et elle: “Oui, les ...”
Et lui: “C´est vrai, j´avais oublié, elles pourrissent
sur place n´est-ce pas? Il n´a seulement jamais pu en cueillir une qui soit mûre
: elles tombent avant, hein? ».
La vieille dame qui meurt dans sa chambre, petit à
petit, qui ne part pas, des poires qui ne mûrissent pas dans l´arbre, mais par
terre où elles pourrissent en même temps, la confiture qui aurait pu être mais
qui n´existe pas. Une fois de plus le temps qui passe et la vie qui
ironiquement puise ses propres ressources pour que l´on ne devienne pas ce que
l´on devrait devenir. C´est ainsi que le petit fils de paysans n´a plus le
droit de travailler la terre, elle ne lui appartient pas/plus.
Parallélisme de l´action, parallélisme dans les enjeux
des personnages et des caractères. Décrivant la mort de Marie, Louise comprend
les enjeux de sa propre vie : « comme si elle était rentrée à l´intérieur
d´elle-même”; cette phrase pourrait parfaitement décrire la sensation de Louise
en regardant passer la vie (le train, la pluie, les saisons, le reste qui
vieilli) comme explication de son monologue intérieur comme celle de Marie, au
moment où elle commence son agonie et qui laisse son corps dans cette maison
pour avoir le temps de dire adieux à la jeune fille ou peut-être à Pierre, son
frère. On se demande à plusieurs reprises à qui désire-elle dire adieu ? Pourquoi
reste-t-elle dans cette maison à mourir où elle ne voyait rien, n´entendait
rien ?
C´est dans ce jeu de (més)alliance et dans ce coffre
au trésor que le roman se joue. On se demande pourquoi reste-t-elle encore là à
vivre (à moitié) à languir dans ce lit de mourante? Il est intéressant de
signaler que la boîte à berlingots fut offerte à Louise non pas par Marie
elle-même, mais par son infirmière (la garde bossue) qui joue ici le rôle de la
gardienne (dans sa fonction mythique).
Ainsi donc la question de la mésalliance parentale
dans L´Herbe en tant
qu´héritage social de l´auteur ne peut être traitée que vis-à-vis cette
fonction symbolique du récit du passage de Louise pour occuper la place de
Marie dans la vie de la famille Thomas. Impossible de penser à Sabine, qui
elle, à cause de cette mésalliance ne peut assumer ce rôle car elle doit
concentrer tous ses efforts à surmonter ses difficultés en tant que femme de
Pierre. C´est alors grâce à la mésalliance de Sabine et Pierre que Louise
devient l´héroïne du roman; et grâce à l´image constante de la boîte à
berlingots et la jeune femme qui se trouve dessus demi allongée sur l´herbe et
qui dans sa main tient une même boîte avec la même image qui se répète comme
les miroirs sans fin, que nous savons que nous assistons à des coordonnées de
l´existence qui surpassent la vie d´une seule personne. C´est un rappel du
temps cyclique de l´Histoire. Cette femme qui se trouve dessus la boîte à berlingots
(qui bien sûr ne contient pas même un seul berlingot) allongée sur l´herbe est
l´image qui reste au fil du livre et par laquelle, je crois que Simon décide de
nommer son œuvre: L´Herbe. Elle
aurait pu aussi s´appeler La boîte à berlingots mais cela aurait été trop évident.
L´offre de la boîte à berlingots doit se comprendre
ici comme une initiation à la vie adulte de Louise, c´est à l´insu de cette cérémonie
des adieux, de ce passage à la vie adulte, que se joue l´histoire de Simon,
c´est la cérémonie par laquelle Louise est admise à la connaissance. Cette
fonction symbolique du rite de passage (les 10 jours d´agonie de Marie qui
donnent l´espace à Louise pour se pencher sur sa propre vie, l´arrivée de
l´infirmière (la gardienne bossue), l´offre de la boîte par la gardienne à
Louise en lui disant que c´est ce qu´elle (Marie) aurait voulu, le temps de
fouiller dans ce coffre au trésor) se mêle dans le texte avec la fonction de
l´imaginaire et la transcription codée de la réalité. Ainsi donc fonction symbolique
du rite de passage et mésalliance parentale forment les piliers de la vie de
Louise, qui, confrontée à la décision de rester ou de partir (échapper de cette
mésalliance avec Georges où elle n´est pas heureuse et de la mésalliance de ses
beaux-parents qu´elle peint de manière grotesque) décide de faire le rite de
passage est rester dans sa tribu (dans sa famille, dans son milieu social
–celui où elle vit à présent), ce qui permet de la lier à son groupe, de la
structurer vis-à-vis de sa temporalité et de sa propre mort.
Ce rite de passage est très important dans la vie des
femmes car il implique une partie de l´Histoire qui n´est pas celle du héros de
guerre, d´homme dans un milieu social, mais de femme en tant que gardienne du
feu et de la vie. Louise ne peut devenir gardienne du secret de la vie qu´à la
mort de Marie. Ce roman se structure par le fil conducteur de ce passage rituel
dans une nouvelle vie pour Louise à partir d´un codage narratif où les « les
parfums, les couleurs et les sons se répondent » à partir de « longs
échos qui de loin se confondent dans une ténébreuse et profonde unité »
dans les mots de Baudelaire.
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