martes, 9 de diciembre de 2014

Manon Lescaut: l´écriture de la passion

Prévost appartient à la génération d´écrivains qui à partir des années 1730 confèrent au roman un ton nouveau. Ces écrivains profitent de l´atmosphère de liberté apportée par la Régence (1715-1723) après l´autoritarisme politique du Roi-Soleil et une rigidité morale et religieuse de plus en plus étouffante. C´est dans ce siècle que le roman s´installe comme le genre par excellence avec l´apparition du roman périodique (ancêtre du roman feuilleton). L´abbé Prévost fut un écrivain intarissable. Il écrivit beaucoup, et comme le Chevalier des Grieux il quitta le Séminaire deux fois et partit à l´exil. De toute son œuvre, on conserve son chef d´œuvre Manon Lescaut, qui était un chapitre des Mémoires d´un homme de qualité qui s´est retiré du monde.

Écrit pendant le XVIIIe siècle, période de mouvement social et politique aboutissant à une révolution qui instaure un ordre nouveau, Manon Lescaut souligne le parallélisme avec une vie mouvementée à l´intérieur de la France. Dans l´ordre littéraire, le préromantisme prend la place petit à petit de l´écriture fondé sur le classique. Le XVIIe siècle vient de se terminer et avec lui, la querelle des Anciens et des Modernes qui a donné place à une série d´écritures romanesques avec plusieurs intensités et formes (l´épistolaire, l´autobiographie, le roman d´aventures, le roman comique, le roman romantique).

Extrait des Mémoires et aventures d´un homme de qualité qui s´est retiré du monde (à partir de 1728) ce récit bref fut édité séparément à partir de 1733. Il est considéré depuis comme un des chefs-d´oeuvre du roman français. Prévost a mis dans ce roman beaucoup de lui-même, comme lui le Chevalier des Grieux s´enfuit du séminaire, et nous pourrions penser qu´il a transposé son drame personnel, sans-y-être certains. L´œuvre nous restitue le milieu social, immoral et corrompu de l´époque. Manon et des Grieux vivent dénués de tous principes moraux en plaçant le plaisir au centre de leur raison de vivre, et c´est au nom de l´amour que des Grieux commet les plus graves actes d´amoralité et d´inconscience pour se procurer de l´argent et pour rester aux cotés de son bien aimée. C´est le récit d´un homme, le chevalier des Grieux, sur le coup d´une passion qui a dévoré sa jeunesse.

Après la mort de Louis XIV, une libération des mœurs se produit, comme réaction contre la rigueur et l´austérité imposée par Madame de Maintenon. Le mouvement des idées va à favoriser le goût des jouissances, la recherche du bonheur et les philosophes réhabilitent, contre le christianisme, passions et instincts. C´est dans ce courant que s´inscrivent L´Abbé Prévost avec Manon Lescaut, Marivaux avec La vie de Marianne, et Chloderlos de Laclos avec Les liaisons dangereuses. Ce dernier livre fut un scandale dans la société de l´époque.

Entre bonheur et plaisir la confusion est tentante : dans Manon Lescaut, nous voyons comment la « licence des mœurs devient extrême dans certaines sphères de las haute société et dans une sorte de demi-monde où se coudoient gentilshommes et aventuriers » (Lagarde et Michard, Le XVIIIe siècle, 1970). L´immoralité et la frivolité sont très répandues dans la société et c´est avec le courant littéraire guidé par Rousseau qu’une mise en garde contre la décadence des mœurs se produit.

Vers le milieu du siècle il y a lieu à un tournant décisif : on passe du rationalisme philosophique à la sensibilité préromantique. Le courant émotionnel existait dès le début de siècle. Les émotions se déchaînent envahissant les âmes et la littérature, l´Abbé Prévost peint la passion fatale. À l´analyse classique des sentiments succède un art plus affectif, dont le pouvoir réside surtout dans la suggestion. Exaltation du moi, lyrisme personnel, goût des émotions, de la mélancolie et de la solitude, sentiment de la nature, voila les traits marquants du préromantisme. Ainsi, si bien l´unité du XVIIIe siècle est incontestable au niveau philosophique (c´est ce qui prépare la Révolution Française) il se trouve partagé aussi entre l´influence du siècle de Louis XIV et les tendances nouvelles qui s´épanouiront avec le romantisme.

L´auteur décide dès le début du récit de faire un roman moral: nous savons dès les premières pages que l´histoire d´amour se termine mal. L abbé Prévost affirmait que son roman pourrait servir à l´instruction des mœurs. L´impuissance à triompher de la passion est à la fois destin tragique, leçon moralisante et critique de l´époque. Destin tragique car quoique les héros fassent ils sont condamnés à leur séparation; leçon moralisante car à chaque fois ils choisissent le chemin de leur ruine en se moquant des lois morales d´une société elle-aussi corrompue. Critique de l’époque car le roman est aussi un tableau de la France de son temps, qui décrit de façon critique les usages des hommes de condition et les dessous de la société décadente emportée par le règne de l´argent.

Passion et vertu ne peuvent être conciliées car au siècle classique une réprobation morale implacable pèse sur la passion. L´abbé Prévost insiste sur la fatalité de la passion dans son roman. L´œuvre restitue tout le milieu social immoral et corrompu de l´époque. Manon et des Grieux vivent parmi des êtres dénués de tout principe moral avec le bonheur et le plaisir comme seule raison de vivre.

Son roman peut aussi se lire comme une critique de l´époque car Manon est punie par la mort à cause de son comportement immoral, alors que M. de T... et M de G... M..., qui eux-aussi ont un comportement immoral aux égards des femmes en général et de Manon particulièrement (c´est la femme corrompue qui doit être envoyée à Nouvel Orléans alors que le chevalier peut rester tranquillement chez-lui, il a été corrompu par la femme) ont aussi la loi de leur côté et rien à craindre. Son comportement est accepté par le milieu parisien, qui lui aussi est immoral et corrompu. Discrète ironie de l´auteur, sous le récit du héros ou situation de la femme qui ne pose pas de reflexión ?

Jusqu´en 1680 le thème du désordre des passions est traité par tous les romanciers, Louis XIV et la Cour de Versailles eurent de nombreux scandales à cet avis. Prévost semble peindre cette réalité même si dans son roman il ne parle pas de Versailles, mais cette somptuosité exagérée se retrouve à Paris, alors que la poursuite des guerres, les famines, le poids des impôts qui pèsent sur les paysans ne sont pas nommés par Prévost.

Dans la préface de Manon Lescaut, Alain Sandrier fait une remarque aigue : “L´ironie de l´histoire littéraire voudra que les oubliés des dogmes, la comédie pour le théâtre et le roman pour la prose narrative, soient les moteurs du développement littéraire”. En effet, la poétique classique ne prend pas en compte le roman, Aristote ne considérant que comme de grands genres l´épopée et la tragédie. À l´époque où Manon Lescaut apparaît cette position est loin d´être isolée. La critique interprète en termes moraux les dangers de ces lectures si faciles, et la matière du livre est visiblement répréhensible: la peinture du monde du jeu et de l´amour hors mariage suscite le scandale.

Si le classicisme se réfère principalement au théâtre, le roman aura une existence ambiguë au sein de la production littéraire. Il tente de se placer dans la devise classique ayant pour but instruire et plaire: “il peint des vices et des mœurs condamnables pour mieux dissuader le lecteur de suivre ces exemples” note Sandrier. Les romanciers des Lumières se trouveront en constante tension avec l´esthétique classique, tentant de peindre à la fois l´expérience psychologique de ces héros et les fictions d´aventures. Prévost fait de son roman d´aventures (parfois rocambolesques) un portrait hilarant de sentiments humains qui portent sur le sens de l´existence.

Le romantisme se caractérise par une volonté d'explorer toutes les possibilités de l'art afin d'exprimer ses états d'âme : il est ainsi une réaction du sentiment contre la raison, exaltant le mystère et le fantastique et cherchant l'évasion et le ravissement dans le rêve, le morbide et le sublime, l'exotisme et le passé. L´abbé Prévost sortit en exil deux fois : il fit la connaissance des écrivains anglais et traduit lui-même les romans de Richardson tels que Clarissa Harlowe. Le romantisme ayant commencé au XVIIIe siècle en Angleterre et en Allemagne, l´Abbé eut sans doute la possibilité de lire des romans issus du romantisme, ce qui influença son œuvre.

Au XIXe siècle, Baudelaire propose sa définition du romantisme : « Le romantisme n’est précisément ni dans le choix des sujets ni dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir. Ils l’ont cherché en dehors, et c’est en dedans qu’il était seulement possible de le trouver. Pour moi, le romantisme est l’expression la plus récente, la plus actuelle du beau. (...) Qui dit romantisme dit art moderne, – c’est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini, exprimées par tous les moyens que contiennent les arts. »

Le préromantisme est un terme utilisé par les historiens. Il désigne le moment où la littérature française passe du Siècle des Lumières au romantisme. Le préromantisme est marqué par l'évolution d'une littérature fondée sur la raison vers une littérature fondée sur les sentiments, l'émotion. Le romantisme est un mouvement littéraire qui s'oppose au classicisme. L'auteur romantique cherche à exprimer et faire ressortir ses sentiments contrairement à l'auteur classique qui d'après lui n'est pas assez franc. Il prend le parti du peuple. Il est contre les royalistes et pour la jeunesse.

Il est clair qu´en France personne ne voulait parler de romantisme dans la première moitié du XVIIIe siècle car c´était un mouvement culturel allemand et que ce n´est qu´au XIXe siècle que l´on peut parler proprement de romantisme en France. Nonobstant, cette exploration psychologique de ses personnages, ce penchant pour le plan de la passion amoureuse est en quelque sorte un préromantisme romanesque.

Chez Prévost l´écriture de la passion est au fil de son livre. C´est de quoi il s´agit aussi pour un romancier. Emportement des sentiments, incompréhension engendrée par la propre passion et doutes qu´elle crée. L´auteur choisit d´utiliser une narration à la première personne qui nous donne la proximité de l´épistolaire et même des mémoires quant à l´exaltation du moi et, en même temps, la compréhension psychologique du personnage. C´est une âme bouleversée qui nous raconte son histoire, qui nous transporte dans ses malheurs, qui nous récite son amour étincelant et clair, qui nous présente sa maîtresse dans tout son charme et son ambigüité. C´est la parole du cœur qui nous parle, qui nous décrit son angoisse et son désespoir. C´est cette tension entre un narrateur aveuglé par son amour et une héroïne mystérieuse qui ne dévoile jamais son cœur qui fait du roman une narration haletante qui nous tient de surcroît au fil du livre.

Le roman est une histoire des grands mythes de l´amour prédestiné « mais dans l´espoir de retrouver les sources d´une destinée individuelle. Il accumule sur le chemin de ses héros les catastrophes et les bonheurs les plus inattendus pour mieux percevoir les états limites de la sensibilité » note Jean Sgard dans son analyse du roman français à l´âge classique. Manon Lescaut est un roman écrit comme des mémoires fictionnelles. Prévost subordonne l´aventure du héros au récit de sa mémoire, beaucoup plus intimiste. Pour Jean Paul Sermain « la marque la plus personnelle de Prévost est d´avoir laissé le personnage s´engager dans cet univers en demi-teinte, s´enferrer dans ses leurres, et donner à ses efforts une résonance pathétique. Non seulement il nourrit les aventures de passions violentes et têtues, dominées par l´amour mais incluant toutes les affections et les violences familiales (...) mais il amplifie cette matière sensible par les résonances affectives que leur confèrent l´entreprise des mémoires, la réverbération du souvenir et les troubles de la quête de soi ».

Pour Prévost il existe une contradiction insurmontable qui vient de l´affrontement entre la passion et les devoirs. Dans le registre pathétique l´écrivain s´abandonne au récit de la passion fatale. Elle est fatale aux deux sens du terme: d´abord parce qu´elle apparaît comme un entraînement irrésistible et elle transforme l´être qu´elle envahit et ensuite car elle conduit sans recours les amants à leur perte.

La belle Manon est un être amoral qui paraît-être fait pour le milieu corrompu de Paris mais le Chevalier, pourtant, lui, il arrive et termine par s´insérer dans ce milieu car il est éperdument amoureux de Manon. Si Manon eut été pâtissière, des Grieux, lui aussi aurait été le meilleur pâtissier de Paris. La passion de Manon se nourrit de larmes et de remords, mais elle n´arrive pas à échapper à sa constante quête du bon vivre. Elle se rit de tout et de tout le monde, même du Chevalier, mais à chaque tromperie qu´il lui fait elle recommence avec les larmes et les remords et lui, la comprend à nouveau sans cesser de l´aimer.

Le Chevalier des Grieux est sujet à un penchant qui le dépasse et l´entraîne contre sa volonté consciente. Il agit exactement à l´inverse de ce que son éducation, sa morale ou sa raison lui imposent. Alain Sandrier note dans la préface du roman que la position paradoxale entre son impuissance et sa lucidité confère à la voix narrative son épaisseur et sa complexité. C´est par ce personnage que Prévost peint l´inconséquence des paroles aux actes, la façon dont la vertu laisse la porte ouverte pour que les pulsions guident les actes. C´est pour caractériser le personnage du Chevalier que Prévost recourt au registre pathétique.

L´ami du Chevalier, Tiberge, lui aussi est un « amoureux éperdu » de son ami Des Grieux, qui, même en le voyant courir à sa perte lui prête toujours secours. Le Chevalier, de sa part, pense à lui qu´en cas de nécessité et ne lui raconte toujours pas toute la vérité, faute qu´il ne perde son aide. Tiberge est le vrai personnage de cette passion, il arrive même en Nouvel Orléans pour secourir son ami. Tiberge est un personnage qui se trouve dans le début du roman et qui continue, aussi fidèle (pas comme la belle Manon qui elle ne reste jamais fidèle) jusqu´à la fin de l´histoire.

Les crises intérieures, la recherche de certitudes, le conflit entre la passion, l´amour et l´amour filial et les devoirs sociaux s´expriment de manière très sincère dans Manon Lescaut. Jean Sgard considère que Prévost produit un nouveau pathétique fondé sur la crédibilité et que le mensonge romanesque devient le fondement de nouvelles certitudes : « Tandis que l´on cherchait en vain des prétextes à l´invention romanesque, Prévost a trouvé le roman en marchand ». Les plus grands romanciers des années trente ont été les avocats de la femme. La femme est celle qui est corrompue, promise au malheur, éloignée de la pensée morale.

Manon Lescaut est avant tout une intemporelle histoire d´amour: Manon et des Grieux ont leur place parmi les plus célèbres amants de la littérature française, voire mondiale. À se sujet, l´écrivain turque Orhan Pamuk explique: quand un écrivain turque parle de l´amour, c´est l´amour turque que les lecteurs s´imaginent; alors que quand un écrivain français parle de l´amour c´est de l´amour universel qu´il s´agit. Manon est une héroïne de l´amour universel : après le roman plusieurs opéras reprenant l´histoire de Manon se composent, la plus connue, celle de Puccini.

L ´abbé Prévost a peint de façon saisissante la passion du chevalier des Grieux pour Manon et il est même parvenu à nous faire croire à l´amour sincère de Manon en dépit de ses infidélités. C´est l´indissoluble union entre destin et liberté qui accomplit le déroulement tragique de l´histoire d´amour du chevalier des Grieux. C´est aussi la façon du romancier de décrire les passions dans leurs excès et leurs ambiguïtés qui font de son écriture un roman intemporel.


Le projet autobiographique de Simone de Beauvoir

Simone de Beauvoir entreprend l’écriture de ses mémoires quand elle a une cinquantaine d’années. Elle commence par raconter son enfance et son adolescence jusqu'à ses 21 ans, quand elle devient agrégée de philosophie. Une fois partie, elle ne peut plus s’arrêter : « inutile d´avoir raconté l´histoire de ma vocation d´écrivain si je n´essaie pas de dire comment elle s´est incarnée » (Beauvoir, 1960, p. 12). Quand elle commence à rédiger La force de l’âge elle entreprend d’analyser une période de sa vie et pour cela elle transporte le lecteur à sa jeunesse, en le faisant vivre avec elle ce moment.

Simone de Beauvoir entreprend d’écrire ses mémoires pour essayer de montrer comment sa vocation d’écrivaine s’est présentée. Elle écrit Mémoires d’une jeune fille rangée (1958), qui comprennent la période entre 1908 et 1929. L´écriture de ses mémoires est l´aboutissement de toute une carrière, un projet réalisé à la fin des années cinquante. Elle commence à écrire les mémoires lors des événements d´Algérie qui divisèrent la société française pendant des années. Dans son cas, l´autobiographie a le but de mieux comprendre sa vie.

Quand elle écrit les Mémoires d’une jeune fille rangée, elle parodie le titre de l´œuvre de Tristan Bernard Mémoires d´un jeune homme rangé. Le deuxième volume narrant ses souvenirs est la suite directe des Mémoires d´une jeune fille rangée. L´auteure n´avait pas prévu de se lancer dans une aussi longue aventure, ainsi elle a donné un nouveau titre à l´œuvre qui raconte sa jeunesse de ses 21 ans à ses 33 ans : La force de l´âge. Publié en 1960, elle est suivie de La Force des choses (1963) et de Tout compte fait (1972). On peut également inclure dans cette œuvre autobiographique le récit de 1964 : Une mort très douce (le texte favori de Sartre) et son texte L´Amérique au jour le jour.

Pendant des années la critique a voulu que Simone de Beauvoir soit traitée comme l´écrivaine des Mémoires d´une jeune fille rangée ou comme, notamment pour les études anglophones, la féministe avant la lettre du livre Le deuxième sexe. Ce n´est que plus tard que les études commencent à signaler Simone de Beauvoir comme une écrivaine (romancière, philosophe, mémorialiste) à part entière. Comme si le fait d´être née femme et d´avoir condamnée la condition seconde des femmes dans un monde géré par des hommes lui eut valu cet ostracisme de l´univers intellectuel français. De plus, la libératrice des femmes, celle qui ne se maria jamais car trop passionnée par sa liberté, fut enterrée aux côtés de « l´homme de sa vie » sans avoir le droit à une identité propre, différente de celle du père de l´existentialisme. Je considère Simone de Beauvoir comme une écrivaine majeure de la littérature française ; mais cela ne va pas de soi.

Margaret Simons est une des premières intellectuelles à combattre pour la réhabilitation philosophique de Simone de Beauvoir ; la réflexion beauvoirienne lui semble avoir précédé celle de Sartre sur deux points : « le problème de la relation à l´Autre et la question de l´importance de l´enfance »[1]. D´autre part, de nombreux chercheurs coïncident sur le fait que Simone de Beauvoir commence seulement à être prise sérieusement par la critique spécialisée il y a très peu de temps. Françoise Rétif note dans ce sens : « Il semble que l´on commence à lire et à étudier l´œuvre littéraire de Simone de Beauvoir. On peut donc espérer voir enfin de nombreuses études s´attacher à cette œuvre dans sa pluralité comme un tout complexe dont les différentes facettes, complémentaires dans leur diversité, seront comprises dans le rapport qu´elles entretiennent entre elles sans toutefois cesser d´exister pour elles-mêmes dans la spécificité qui est la leur »[2]. D´autres chercheurs vont jusqu´à considérer que l´œuvre de Beauvoir fut boycottée. Tel est le cas de Danièle Fleury qui affirme que Le Deuxième sexe «  fera durablement de son auteur la femme la plus haïe de France »[3]

Beauvoir construit des mémoires fondées sur son existence, pour retracer les empreintes de sa propre vie et de celle de Sartre. Intellectuelle féconde, Beauvoir fut philosophe, romancière, mémorialiste, essayiste, féministe et aventurière. Elle fut aussi celle qui donna sa confiance inconditionnelle aux projets de Sartre. Elle fut son autrui, son regard posé sur lui. Elle fut l´autre. Classée seconde au concours de l´agrégation en philosophie après Sartre, elle continua toute sa vie à l´ombre du grand philosophe (même si elle fut reçue brillante seconde, derrière Sartre redoublant). Elle corrigeait ses manuscrits, elle lisait ses premières réflexions autour d´un sujet, elle le critiquait. Mais il en faisait autant pour elle. Quand elle commença à travailler son idée sur la condition féminine, ce fut lui qui la poussa à puiser dans son enfance pour en percevoir les différences. On ne naît pas femme, dira plus tard Beauvoir, on le devient.

La force de l´âge

Dans La force de l´âge elle nous raconte sa volonté d´écrire et son bonheur de vivre et nous montre comment le sens de son existence prend des couleurs lorsqu´elle commence à écrire. C´est l´incarnation de sa vocation d’écrivaine. La force de l’âge traite de la période de sa vie s'étendant de 1929, de sa réussite à l'agrégation préparée avec Jean-Paul Sartre, à la Libération de Paris en août 1944. Dans le deuxième tome de son autobiographie, Simone de Beauvoir pénètre dans le monde fermé des intellectuels des années trente. Elle dresse un portrait passionnant du monde intellectuel dans la France des années trente et quarante. Elle n´a pas le prestige intellectuel de Sartre (on se demande pourquoi ?) et son parcours peut apparaître moins brillant que celui de son compagnon. Simone de Beauvoir appartient à la première génération de femmes formées pour devenir professeures. Elle fréquente La Sorbonne et passe le concours d’agrégation en philosophie à 21 ans. Les femmes ont eu le droit d´accéder à l´enseignement supérieur à la fin de la première guerre mondiale. Le récit évoque la transition que la fit passer de jeune étudiante soumise financièrement à ses parents à la femme consciente qui décide s´engager dans la littérature. La fin de La force de l´âge raconte la libération de Paris. Entre ces deux moments de sa vie elle a commencé sa carrière d´écrivaine, voilà pourquoi elle décide de nommer ainsi ce tome de son autobiographie.

L’œuvre est divisée en deux grandes parties : la première se clôt en 1939, moment où « mon existence a basculé d´une manière aussi radicale : l´Histoire m´a saisie pour ne plus me lâcher ; d´autre part, je m´engageai à fond et à jamais dans la littérature. Une époque se fermait. Cette période que je viens de raconter m´a fait passer de la jeunesse à la maturité » et couvre donc une décennie (Beauvoir, 1960, p. 409). On y suit l'auteure dans sa nouvelle vie de femme active et indépendante : elle enseigne la philosophie à Marseille, puis à Rouen. Avec Jean-Paul Sartre qu'elle retrouve dès qu'elle le peut, elle continue à appréhender le monde de toutes les manières possibles, par des discussions, des rencontres, de nombreux voyages (Italie, Grèce, Espagne, Allemagne…), des amitiés fortes. Les deux membres du couple travaillent tous deux à devenir écrivains.

La deuxième partie de son œuvre couvre la période de la Seconde Guerre mondiale, dont la déclaration crée une cassure dans la vie de Simone de Beauvoir, après les dix ans de liberté et de bonheur de la première partie. L'auteure raconte la séparation avec Sartre, puis la dure période de l'Occupation. Cette lourde expérience conduit Sartre et Beauvoir à modifier leur façon d'envisager leur rôle d'écrivains et de citoyens. Dans la deuxième partie, l’indicible de la guerre la fait rompre le récit rétrospectif pour inclure des pages de son journal de l'époque. Sa fille adoptive, Sylvie Le Bon de Beauvoir, a publié la version intégrale de ce journal sous le titre Journal de guerre, septembre 1939 – janvier 1941.

Lors de La force de l´âge, une large place est faite à la description de la France pendant la guerre, sous l'Occupation, et aux actions de la Résistance. Simone de Beauvoir se fait bien témoin de l'histoire, mais par l'entremise de son expérience personnelle. De plus, elle est entourée par des personnes qui deviendront ou sont alors déjà des personnalités culturelles de l'époque, comme Albert Camus, Paul Nizan, Maurice Merleau-Ponty, Raymond Aron, Alberto Giacometti, Jacques Prévert, André Gide, Pablo Picasso, etc., et son œuvre permet d'en avoir un portrait approfondi et une vision familière. Beauvoir partage aussi ses lectures et ses pensées sur les grands écrivains tels que Proust, Joyce, Kafka : « Le second nom fut celui de Kafka qui eut pour nous beaucoup plus d´importance encore. (...) nous avions compris que l´essayiste qui plaçait Kafka à coté de Joyce et de Proust ne prêtait pas du tout à rire. (...) pour nous, c´était un des livres les plus rares, les plus beaux que nous ayons lu depuis longtemps » (Beauvoir, 1960, p. 214).

Elle nous parle beaucoup de sa vocation et des difficultés qu´elle rencontre pour la mener à terme : « Dans mon adolescence et ma première jeunesse, ma vocation avait été sincère, mais vide ; (…) il s’agissait maintenant de trouver ce que je voulais écrire (…). Dans la famille et parmi me amies d´enfance on chuchotait que j´étais un fruit sec. Mon père s´agaçait : « si elle a quelque chose dans le ventre, qu´elle le sorte ». (...) Écrire est un métier, me disais-je, qui s’apprend en écrivant. Dix ans, tout de même, c´est long, et pendant cette période j´ai noirci beaucoup de papier ». (Beauvoir, 1960, p.415). Ou encore : « Comme dans ma première jeunesse, je me proposais de faire entrer dans mon livre le monde entier faute d’avoir rien de précis à en dire » (Beauvoir, 1960, p.174).

Ce volume est à la croisée du genre de l'autobiographie et de celui des mémoires — les deux termes étant employés par l'auteure dans son œuvre — car Simone de Beauvoir, tout en se concentrant sur son histoire personnelle, parle également beaucoup, à partir de la deuxième partie, de son temps. Son histoire personnelle reflète aussi beaucoup la situation des femmes à l’époque. Elle ne peut donc s’empêcher de parler de sa propre condition féminine. « Nous marchions à travers Paris, et nous continuions à causer ; sur nous, sur nos rapports, notre vie et nos livres à venir, nous faisions le point. Aujourd´hui, ce qui me semble le plus important dans ces conversations ce sont moins les choses que nous disions que celles que nous prenions pour accordées : elles ne l´étaient pas ; nous nous trompions, à peu près en tout. Pour nous définir il faut faire le tour de ces erreurs car elles exprimaient une réalité : celle de notre situation » (Beauvoir, 1960, p. 21)[4].

Plus j´allai, plus —sans cesser de l´admirer— je me séparai de Hegel. Je savais à présent que, jusque dans la moelle de mes os, j´étais liée à mes contemporains ; je découvris l´envers de cette dépendance : ma responsabilité » (Beauvoir, 1960, p. 537-538).

Il est surprenant que l´auteure maintienne une volonté intarissable du bonheur même pendant les moments les plus difficiles de son existence, et par ses mémoires nous pouvons voir qu´ en dépit de la guerre son histoire est une quête du bonheur coute que coute. Ces mémoires sont ainsi l´illustration de ses théories philosophiques. La structure récurrente du récit est le plaisir sensible du moment présent, le plaisir de vivre qui est toujours accompagné de l´angoisse de la mort. Son œuvre est une constante quête du bonheur, il est le leitmotiv de toute son œuvre.

La force de l´âge présente sa philosophie existentielle par le biais de l´expérience de la guerre. Les mémoires de Simone de Beauvoir sont des mémoires existentialistes. Elle n´est pas reconnue par le champ intellectuel comme philosophe existentialiste ayant écrit des mémoires d´un genre nouveau, mais plutôt par sa production littéraire liée à la condition féminine malgré son immense production mémorialiste au XX siècle. La force de l´âge, pour sa part, est peu connue en tant qu´œuvre littéraire dans la production symbolique de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Elle est, cependant, une œuvre capitale des mémoires de Simone de Beauvoir, ou l’écrivaine forge l’idée de la femme comme sujet de sa propre existence.

Le livre est dédié à Jean-Paul Sartre, une manière de lui reconnaître, une fois de plus, son importance capitale dans sa vie. Cette dédicace tient en même temps de ce récit de leur vie à deux, de l´influence qu´eut l´existence de Sartre dans la vie de Beauvoir et de la justification qu´elle fait pour la tiédie des actions de Sartre sous l´Occupation. Mais une question importante se pose à partir de cette dédicace : La vie de Beauvoir, sans Sartre, eut sans doute pris une toute autre tournure ; nous l´avons dit, elle avait décidé de ne pas devenir une ménagère et de ne pas materner, ceci n´allait pas de soi et l´appui fondamental de Sartre était indispensable pour mener à terme cette décision. Au contraire, l´existence de Sartre allait de soi, il était professeur, il gagnait sa vie, il écrivait. Il ne brisait aucunement les paramètres donnés de son existence. Mais on pourrait se demander si, sans Beauvoir, il eut trouvé une compagne qui accepta de vivre sans lui et sans mariage, ni enfants ; ou bien s´il eut été capable d´une telle production littéraire et philosophique sans le regard, constant et lucide, de Beauvoir. Ces amants de la liberté se trouvent aujourd´hui enterrés ensemble au cimetière du Montparnasse. Contrairement à leur pensée philosophique la liberté qu´ils eurent pendant leur vie, la société la leur niât pour l´éternité : Simone de Beauvoir témoigna suite à la mort de Sartre « sa mort nous sépare. Ma mort ne nous réunira pas. C´est ainsi, il est déjà beau que nos vies aient pu si longtemps s´accorder »[5]. Simone de Beauvoir a voulu témoigner jusqu´au bout de ce qu´elle a vue. C´est un acte de courage intellectuel. Pour la philosophe Elizabeth Badinter, la transcendance de Sartre est bornée à la philosophe existentielle : « C´est avec elle qu´il gagnera l´éternité », note-elle[6].

Ce livre est capital. D´une part, c´est avec lui que le vrai récit d´une femme exceptionnelle commence et qu´elle travaille au genre des mémoires dans un élan comparable à Chateaubriand ou Rousseau et d´autre c´est une autobiographie qui retrace la Seconde guerre mondiale dans une voix narrative féminine, chose que l´on peut retrouver aussi, dans la littérature française, dans les textes de Margueritte Duras. Le récit de guerre est un sujet typiquement masculin. Le texte de Beauvoir devient une réflexion sur la guerre du point de vue de la femme. La liberté est au cœur de son récit, car elle est au cœur de son expérience en tant que femme libre. Femme libre dans une France occupée. La question de la liberté est centrale dans l´approche existentialiste que fait Simone de Beauvoir au cours de ses mémoires. Quand elle entama le récit de son entrée à l´âge adulte cette question de la liberté se trouvait au cœur de sa pensée. Dans quelle mesure pouvait-elle être libre ? La liberté se trouve aussi au cœur de la pensée philosophique de l´existentialisme. Ce n´est pas « La liberté » que l´on place dans l´existence mais c´est l´existence qui donne la liberté. Un troisième élément à considérer est l´approche philosophique, en particulier existentiel, de l´écriture de ses mémoires. Elle est avant tout une philosophe consacrée à la fin de sa vie, elle entreprend de rédiger ses mémoires par le biais de la philosophie existentialiste ; de son propre existentialisme, qui n´était pas celui de Sartre, ni celui de Merleau-Ponty. Elle construit son autobiographie à partir à partir de sa philosophie de l´existence, qu´elle développe ensuite dans des essais philosophiques tels que Le deuxième sexe, La vieillesse, Pour une morale de l´ambiguïté (conçue avant sa rencontre avec Sartre), entre autres.




[1] Le couple Beauvoir Sartre face à la critique féministe, Éliane Lecarme-Tabone, dans Les temps modernes, Présences de Simone de Beauvoir, N° 619, juin-juillet, 2002, p. 26-27.
[2] L´œuvre plurielle un jeu de miroirs complexe, Françoise Rétif, dans Les temps modernes, La transmission Beauvoir, N° 647-648, janvier-mars 2008, p. 335.
[3] De la misogynie ordinaire à la chiennerie (La réception de L´invitée et Du sang des autres par la critique littéraire), Danièle Fleury, dans Les temps modernes, La transmission Beauvoir, N° 647-648, janvier-mars 2008, p. 355.
[4] Lorsque Simone de Beauvoir utilise le pronom personnel “nous” elle se réfère, la plus part du temps, à Sartre et à elle. Même si elle entreprend de raconter sa vie, celle-ci est si étroitement liée à celle de Sartre qu´il devient impossible de ne pas faire de ses pensées des visions partagées entre les deux.
[5] Tout compte fait, Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, 1972.
[6] Écouter la conférence d´Elizabeth Badinter, sur la Bibliothèque Nationale de France.

sábado, 22 de noviembre de 2014

Claude Simon: Les secrets d´une boîte à berlingots

« Chacun des romans de Simon donne à lire une cartographie différente de la même mémoire, transformée et actualisée par le travail de la langue. D´un livre à l´autre, il convoque archives et souvenirs de famille, souvenirs personnels, souvenirs de souvenirs, souvenirs de l´écriture et de la lecture d´autres livres, pour faire et refaire l´inventaire d´un matériau autobiographique résistant que ces reprises, corrections, réécritures n´épuisent jamais, tant est grande l´exigence critique du romancier et aiguë sa conscience de la transformation des souvenirs au fil du temps” note Christine Genin dans un extrait sur Claude Simon du Dictionnaire mondial des littératures (2001). Dans les textes de Simon nous avons l´impression d´explorer la mémoire personnelle dans des compositions à la fois picturales, cinématographiques et musicales avec des expositions de thèmes, un développement aigu, puis un autre lent, imperceptible, des reprises, des amplifications, des modulations, tache sur tache, une vue d´ensemble qui ne dépend pas toujours de la peinture elle-même, mais de celui qui la regarde. Un fond indissociable de la forme.

Le roman L´Herbe fut publié en 1958 et ensuite, en 1960 Simon publia La Route de Flandres qui à l´origine était un épisode de L´Herbe qui, finalement, ne s´inséra pas. Ainsi, les personnages de L´Herbe et de La Route de Flandres sont en principe les mêmes ; dans L´Herbe Simon nous présente l´histoire de la famille Thomas par la voix de Louise et dans La Route de Flandres c´est Georges qui prend la parole. La voix de Louise est celle du privé (la famille) et celle de Georges celle du public (la guerre, l´aventure du héros), en ce sens, les archétypes sont biens construits par rapport à notre culture (tels que Pénélope et Ulysse dans l´Odyssée d´Homère). Il est intéressant de voir comment à partir d´un bout d´une idée, de quelques références familiales, naissent deux romans (et dans le cas de Simon encore beaucoup plus de deux) avec un tel élan narratif.

Dans son Discours de Stockholm (1986) Simon explique très bien cette importance qu´il donne au travail d´écriture, au bricolage des mots (sic): « (...) lorsque je me trouve devant ma page blanche , je suis confronté à deux choses: d´une part le trouble magma d´émotions, de souvenirs, d´images qui se trouve en moi, d´autre part la langue, les mots que je vais chercher pour le dire, la syntaxe par laquelle ils vont être ordonnés et au sein de laquelle ils vont en quelque sorte se cristalliser. Et, tout de suite, un premier constat: c´est que l´on n´écrit (ou ne décrit) jamais quelque chose qui s´est passé avant le travail d´écrire, mais bien ce qui se produit (et cela dans tous les sens du terme) au cours de ce travail, au présent de celui-ci, et résulte, non pas du conflit entre le très vague projet initial et la langue, mais au contraire d´une symbiose entre les deux qui fait, du moins chez moi, que le résultat est infiniment plus riche que l´intention ». La question de la création romanesque prend avec Simon un essor inusité jusqu´à présent. C´est en lisant Proust, Joyce, Kafka que l´écrivain pense à l´idée d´une écriture qui puisse aller au-delà de l´histoire que l´on veut raconter. L´écriture de Simon est à la fois poésie, en tant qu´exercice de style, de ressemblances, de correspondances ; et objet de sa passion, en tant que prose qui exhale les démons qui le hantent. Cette idée de Simon traverse la pensée des écrivains du nouveau roman. Après quelques siècles de vie, l´idée du romanesque dans le roman trébuche, en effet, l´essor et la génialité du roman au XIX siècle font que, au XX, les écrivains cherchent de nouvelles formes d´inventer l´aventure. C´est ainsi que Jean Ricardou a défini le roman moderne comme étant non plus « l´écriture d´une aventure, mais au contraire, l´aventure d´une écriture ». Nous pourrions dire que la maturité de l´œuvre romanesque de Simon peut être saisie en lisant tout d´abord L´Herbe pour ensuite potasser dans La route de Flandres où l´on pourrait assister au nœud, au carrefour de cette aventure.

De la voix de Louise nous assistons à la cérémonie des adieux de Marie, la vielle tante de Georges, (époux de Louise). Et par ces quelques jours des adieux nous entrons dans la vie de trois générations des Thomas, dans l´arrière-pensée de Louise, dans l´écriture de Simon et aussi, dans l´univers de l´héritage social de notre auteur. Le fil qui traverse L´Herbe est celui de la mésalliance parentale. Mésalliance au sens strict du mot, c´est à dire mariage avec une personne issue d´un milieu social considéré comme inférieur, mais aussi au sens plus ample de désunion, antagonisme entre deux personnes, entre deux vies, deux vies quotidiennes, deux désirs, deux quêtes du sens.

Pour Claude Simon écrire c´est faire du bricolage et la matière qu´il utilise vient de son héritage personnel et social. Nous apprenons, dès la première page que le roman s´articule autour de ces deux vielles tantes, sœurs de Pierre, et qu´elles ne se sont jamais mariées: « (...) avec ce frère de quinze ans plus jeune qu´elle et qu´elles ont élevé (elle et celle qui est déjà morte) dont elles ont réussi (...) à faire un professeur de Faculté, ce qui, pour deux institutrices dont le père et la mère savaient tout juste lire, ou peut-être même pas du tout, a sans doute dû paraître valoir la peine de renoncer à tout ce à quoi une femme peut prétendre avoir normalement droit (...) » (p. 9). L ´Herbe devient ainsi une tentative de reconstruction du passé, c´est à la fois une famille proche et distincte de celle de Claude Simon. Claude Simon est le fils d´un officier de carrière, qui était fils de paysans du Jura, qui avait deux sœurs, qui l´ont élevé et qui ne se sont jamais mariées. Ce père est tué dans la première guerre mondiale quand Simon a à peine un an. Cette figure du père est considérablement importante dans toute l´œuvre simonienne. On pourrait dire qu´il s´agit ici d´une suite imaginée de la vie de ses parents et de la sienne s´ils n´étaient pas morts, (son père d´abord et ensuite sa mère, quand Simon avait 10 ans). Dans ce roman, Simon éprouve une admiration envers ces deux tantes par le biais de Louise.

L´admiration de Louise se laisse voir dès le début du récit. Récit qui fait penser à Louise à sa vie, au sens de son existence. L´histoire commence et se termine par une boîte à berlingots qui, telle que la boîte de Pandore, possède tous les secrets de la terre, et qui, après son ouverture laisse sortir les maux alors que l´espérance reste au fond. Cette boîte offerte par la vielle femme a la jeune fille trouve plusieurs échos dans cet incipit (boîte-chambre-tombeau-sarcophage-coffret à bijoux) où les parallélismes entre la vie et la mort, la jeune fille et la vielle dame sont aussi présents (parfum-rose desséchée-exhaler-quelque chose qui serait à la fois fait de poussière et de fraîcheur-cela sentait comme une fleur-comme une jeune fille). Cette construction des phrases, des assonances, des mots faufilés aux idées, aux sensations, aux histoires est caractéristique de L´Herbe. Dans cet incipit aussi se joue le sens final du texte: « une toute jeune fille que l´on y aurait conservée intacte quoique prête à tomber en poussière au moindre souffle » pourrait-être une phrase de la fin du roman, car c´est sur cette idée que Simon clos l´écriture.

Cette boîte à berlingots qui ouvre l´histoire la ferme aussi. « Sur sa couverture, une jeune femme vêtue d´une longue robe blanche, à demi allongée sur l´herbe dans une pose à la fois langoureuse et raide, avec juste la pointe des pieds (...) (qui dans sa main tient une même boîte sur le couvercle de laquelle sa même image se répète, comme dans ces jeux de miroirs sans fin) ». Cette figure de la fille à la fois raide (morte) et langoureuse (vivante, mais sans forces) sur l´herbe et la figure d´elle-même (Louise) à la fin du roman: « (...) Puis Louise bougea, s´étira, se retourna sur le ventre: couchée maintenant de tout son long sur le sol, adhérant au sol, enfonçant, enfouissant son visage dans l´herbe fraîche, comme pour l´y imprimer, respirant longuement l´odeur puissante et âcre d´herbe et de terres mêlées ». On dirait que les figures sont à l´envers: il ouvre et ferme son récit avec la boîte à berlingots et la figure de la femme sur celle-ci. Dans l´incipit c´est l´image de la mort qui est la plus forte, alors que Louise elle-même comme la femme de la boîte couchée sur l´herbe est une image beaucoup plus vivante que la figure langoureuse de la fille du début du récit. On commence par la mort et on termine par la vie. Telle est l´idée de Simon. Son récit, de bout à bout, qui apparaît comme l´univers clos de cette boîte se construit par des correspondances confrontées entre les personnes. Simon utilise des images pour graver dans notre mémoire cette disruption des couples (Pierre qui écrase Sabine; Sabine qui semble à une déesse tragique dont le public se moque).

La mésalliance se joue sur plusieurs plans et plusieurs couples, c´est un jeu de deux: les deux tantes, le couple de Sabine et Pierre, celui de Georges et Louise, celui de Louise et son amant, celui de Louise et Marie, et celui de Sabine et Marie. Le couple Louise-Marie se trouve à l´intersection du sens de l´existence, de la vie et de la mort. Sabine et Marie sont toutes deux des mortes vivantes, l´une allongée, dans son lit de mourant (Marie), l´autre mourant debout (Sabine): « les deux vielles femmes, là-bas, en train de mourir, n´en finissant pas de mourir, l´une étendue, silencieuse, déjà réduite à rien (...) et l´autre agonissant debout, droite, parée, peinte de la tête aux pieds, comme une de ces divinités, de ces idoles ou de ces prêtresses consacrées qui n´ont le droit de s´étendre que pour être ensevelies, se mourant lentement sous ses fards (de Pierre) (...) » (p. 180). Il n´existe pas de couple heureux. Pour Simon, chaque couple est une mésalliance. Peu importe alors la mésalliance parentale de ses propres parents (dans le sens de différentes classes sociales qui se mêlent) puisque tous les couples sont une mésalliance. Et encore plus, peu importe la vie de couple, puisque après la vie vient toujours la mort. Peu importe si on prend le train à Pau ou si on décide de revenir de Pau en train. La vie est un va-et-vient. Peu importe alors si les parents de Simon sont déjà morts puisque tout le monde doit mourir. Peut-être oserais-je dire que dans ce sens l´écriture devient pour l´écrivain un acte de thérapie psychologique. Le “magma d´émotions” dont parle Simon peut se voir transposé très facilement dans L´Herbe.

Dans le roman, la figure de la vie est représentée par un éternel aller et venir, sans sens, avec un être non vivant, le train. Le train de Pau: « (...) puis très loin le grondement imperceptible du train de Pau (le même train, la même rame de wagons qui est passé à sept heures en sens inverse, revenant maintenant) (...) ». Et avec lui la figure de la pluie, des larmes, du silence, de la mort: « les ténèbres humides venant se poser sur son visage, écoutant le silence d´après la pluie (...) le jardin pleurant, la campagne tout entière pleurant (...) tout un arbre sans doute comme s´ébrouant, frissonnant, toutes ses feuilles déversant une brusque et ultime pluie, puis quelques gouttes encore, groupées, puis, un long moment après, une autre – puis plus rien ». Puis plus rien semble à de la musique, il reprend cette phrase dans quelques paragraphes du récit pour nous donner une tonalité et clos son histoire avec elle en donnant une fin musicale à son œuvre.

Cette métaphore de la vie et de la mort (le train, la pluie) comme mésalliance à son tour, en tant que couple irréalisable car la vie comporte en elle-même la mort. Et par là, cette phrase de Simon, dans son Discours de Stockholm (1986) « (...) je n´ai jamais encore, à soixante-douze ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n´est, comme l´a dit, je crois, Barthes après Shakespeare, que “si le monde signifie quelque chose, c´est qu´il ne signifie rien” – sauf qu´il est ».

Dans le travail de l´écriture, par contre, Simon peut devenir un créateur de sens, à travers la logique interne du texte. Dans La fiction mot à mot (1972) Simon tente d´expliquer sa production littéraire en tenant en compte le pouvoir des mots, la langue métaphorique, le jeu de la multiplicité temporelle. Il existe par-là, pour l´auteur, une logique interne du texte, une organisation du roman qui ne diffère pas de l´organisation des éléments du texte, tels que la phrase, le paragraphe, la page, les chapitres (s´il y en a, ici ce n´est pas le cas), comme de la musique, avec un rythme, des assonances, avec une cadence de la phrase: « (...) une certaine logique interne du texte, propre au texte, découlant à la fois de sa musique, (...) et de son matériau (...) mais encore si cette logique selon laquelle doivent s´articuler ou se combiner les éléments d´une fiction n´est pas, en même temps, fécondante et, par elle-même, engendrante de fiction ». Pour mettre en valeur certaines images qui l´obsèdent il s´inspire de la technique picturale et cinématographique pour lesquels il invente des structures et des styles au plan narratif, le discours des personnages apparaît comme discours rapporté, discours direct, discours indirect libre, de manière ininterrompue avec le reste de la phrase (les discours se trouvent souvent dans de longues, éternelles phrases qui commencent par aborder un sujet et terminent analysant un autre tout à fait différent).

Ce codage narratif part de l´élément le plus petit de la phrase et du roman, le mot. Pour Simon la remarque de Jacques Lacan « le mot n´est pas seulement signe mais nœud de significations » est centrale dans sa propre conception narrative. Et par nœud lacanien nous pensons bien sûr au nœud borroméen qui illustre l´imbrication du réel, du symbolique et de l´imaginaire dans la psychanalyse lacanienne. C´est aussi à partir de cette théorie structurale du langage que Simon explique, pour ce qui est la création littéraire (production, comme il préférait la nommer) l´intersection des ensembles en fonctions des qualités communes de certains de leurs éléments et se demande, dans La fiction mot à mot si « ne pourrait-on pas chercher, dans la fiction, à non plus aligner une succession d´éléments, mais à réunir des ensembles où les éléments se combinent en fonction de leurs qualités? ». N´oublions pas que pour Lacan c´est par le langage que nous avons accès à l´inconscient. Dans ce sens, c´est par la production de l´écriture à partir des éléments de son histoire que Simon fait de ses livres des peintures pleines de signifiés. Le mot clé ici serait l´imbrication (du réel, du symbolique, de l´imaginaire, mais aussi des assonances, des parallélismes, des temporalités croisées, des métaphores, des métonymies, des modalisations, etc.).

On comprend ici quel est le pouvoir des mots pour rapprocher et confronter idées et sensations. Par exemple l´association qu´il fait avec le mot herbe: « étincelante ; tiède ; sauvage ; folle ; tiède ; grise ; écrasée ; fraîche ; odeur puissante et âcre ; pâle ; mouillée » résume en même temps l´odorat, la vue, le goût, le toucher dans une volonté de correspondances de la nature a la manière de Baudelaire. L´herbe est en même temps la fureur de la vie (étincelante, sauvage, folle, fraîche) et l´immobilité de la mort (étendue dans l´herbe, piétinée, brins aplatis, grise, écrasée, pâle).

Pour le couple Sabine et Pierre (le couple par excellence de la mésalliance) il bricole la transposition poétique tu théâtre grec, de la tragédie et aussi du cinéma. En effet, Simon donne à Sabine plusieurs surnoms tels que: la vielle Walkyrie, madame Butterfly, la vieille cantatrice ou encore “Mitsouko”, l´héroïne de La Bataille de Claude Farrère. Cette idée que nous nous faisons de Sabine est celle de l´héroïne tragique en même temps déesse de la guerre, geisha abandonnée et trompée et muse inspiratrice. Pour Simon cette logique selon laquelle doivent s´articuler ou se combiner les éléments d´une fiction est, en même temps, fécondante et, par elle-même, engendrante de fiction.

Le roman s´écrit à plusieurs temps. Le temps de la narration est celui du dialogue intérieur de Louise, qui se confond souvent avec cet amant qui n´existe que par ses yeux et qui pourrait être, en même temps, son lecteur idéal. Le temps. Pour Simon, le temps est cyclique et c´est ainsi qu´il construit son roman. Sans linéarité (sans avant, après, déroulement sur le temps de l´histoire, point de départ et point d´arrivée). Il écrit en réfléchissant aux ensembles, aux caractéristiques communes. Il y a un temps de la vie qui est linéaire. Il y a un temps de l´écriture, de l´invention qui peut être ce que l´on voudras. Voilà pourquoi Chronos mangeait ses enfants et voilà pourquoi sa femme pouvait aussi les libérer de son ventre. Il y a le temps écoulé, celui des horloges, et le temps construit (comme le présent de narration et celui de vérité si l´on reprend la distinction proposée par Benvéniste).

Le roman commence et se termine par la mort de Marie et cette mort pour Louise donne l´occasion de penser à sa propre vie et au sens de son existence. C´est avec ses deux idées que débute le roman et par elles-mêmes qu´il se termine, avec une métaphore de la mort (la pluie qui cesse de tomber et le train qui passe “et puis, plus rien”). Le roman s´articule comme un gros récit sans chapitres, avec des paragraphes très vastes et des phrases qui durent même quelques pages. De ces temporalités croisés, nous assistons aux dix jours d´agonie de Marie, à l´histoire de trois générations de la famille Thomas, au moment voué pour l´intérieur, le pour-soi, qui est le temps de la pensée, le temps de l´écriture, le hors temps. Il s´agit aussi de surmonter l´obstacle de la linéarité du langage. Cette multiplicité temporelle se construit à l´aide des temps verbaux; les phrases principales sont au participe (et les verbes d´actions) ce qui a une fonction d´atemporalisation et de transformation des actions en images:

« (...) et plus tard Julien ressortant pour laver la voiture et la voyant alors toujours assise à la même place, et à ce moment un peu surpris, regardant mieux, trouvant dans son attitude quelque chose d´étrange, d´inhabituel, outre le fait qu´elle n´avait pas bougé du même endroit depuis deux heures, avançant alors, et à mesure qu´il s´approchait marchant de plus en plus vite, puis se mettant à courir, et, arrivé à un mètre d´elle, s´immobilisant, la regardant, assise de la première fois de sa vie de travers, et plus que de travers, comme cassée (...) ».

La narration ne suit pas l´ordre chronologique, elle insiste sur des scènes qui semblent secondaires, elle ne fait pas de différence entre le vécu et l´imaginaire, trompe le lecteur en commençant une scène dans le jardin pour passer à la salle de bain et revenir sur l´herbe et puis se voir confronté au récit du récit, près de la gare. Les personnages se confondent, et les temps se mêlent aussi. L´incohérence de la narration vient de ce que Louise éprouve elle-même aux égards de cette histoire, de son histoire. Le roman se compose d´une série de tableaux, de récits fragmentaires de différentes longueurs, accolés les uns aux autres. Les phrases se composent en apposition reliées les unes aux autres ou par des conjonctions telles que “mais” ou “et”. Les phrases de L´herbe sont construites sans souffle, parfois incohérentes, se réappropriant de plusieurs réalités à la fois, faisant un parallèle entre le désordre du monde et le plan de la narration. Le texte passe plusieurs fois par les mêmes scènes qui commencent ici et terminent là-bas. La scène du début (la femme, Louise, dans l´herbe, parlant de Marie) et celle de la fin sont la même jusqu´à presque la dernière page, où Louise se trouve dans la maison, apparemment après la scène de la salle de bains où elle aperçoit Marie et Pierre. Au début, Louise traverse une double crise; celle de la mort d´un être cher, celle d´une décision à prendre. À la fin, elle reste dans la maison, fixant la vue sur la vie et la mort.

Selon que la vie se voie à travers les yeux d´une jeune femme (Louise) ou celle d´un jeune homme (Georges dans La route de Flandres) la vie n´a pas de sens. Elle passe. La mémoire de Louise véhicule ses propres confusions. Cette admiration que Louise sent pour Marie illustre une autre histoire, qui n´est pas celle de la guerre, ni des dates, du progrès ou de l´ascension sociale; c´est celle des petits événements, de la conscience d´une époque, c´est celle du petit carnet de notes que tient Marie (et qui appartenait avant à Marie et Eugénie) ou elle note chaque jour ses dépenses (septembre: achat de 6 boîtes de conserves et port (31,5); Réabonnement journal (48) (p. 88) et qui traverse la vie de l´époque. Tout se note pareil. Même la mort d´Eugénie apparaît dans le carnet entre la location d´un champ et une note de plombier. Cette fascination par la perception temporelle des carnets de notes et de la vie de Marie tout entière sont les aspects de l´Histoire (avec H majuscule) que Simon a voulu peindre avec des mots. Cet écroulement du temps noté dans les carnets s´entremêle avec le temps cyclique noté par Louise (le temps des saisons, qui revient chaque année) et donne la même sensation de mésalliance transposée au temps cette fois. Temps des événements et temps cyclique de la nature et de la mémoire (de la conscience) ne peuvent se retrouver. Le carnet de notes se trouve dans, dans ... la boîte à berlingots.

La mésalliance dans L´Herbe se construit d´abord comme mésalliance parentale à partir de l´héritage social de l´auteur. Celle qui est admirée (Marie) ne s´est jamais mariée. Alors que dans son époque cela se vit comme un handicap (surtout pour les femmes) à la fin de la vie se trouve être un choix de liberté, la possibilité d´avoir été témoin, a la première place de l´Histoire. La vie de Louise tourne autour de Georges: “Il m´avait promis que nous irions nous installer à Pau”, alors que celle des deux tantes est censée d´appartenir à elles-mêmes, une fois qu´elles ont élevé Pierre. La relation de (més)alliance entre Pierre et Sabine est travaillée par Simon à l´aide des figures du grand marronnier et du poids monstrueux de sa propre chair (figure qui est utilisée à plusieurs reprises dans le roman) pour Pierre; et à la figure de la femme pleine de bijoux et le visage coloré (cheveux blonds, qui deviennent orangés et ensuite orangés-rouges) et des bagues trop nombreuses dans ses doigts trop gros pour Sabine. Le marronnier qui ne change pas, en fait, tout se passe sous le marronnier (le printemps, l´automne, l´été), le grand arbre est la figure paternelle et sous le marronnier le fauteuil d´osier où Eugénie passe dix ans de sa vie. L´alliance se vit comme incapacité de bonheur (Sabine écrasée par son mari) et devient par-là une mésalliance.

Pierre et Sabine, deux figures grotesques qui à la fois sont d´origines diverses, Sabine, d´une classe sociale plus élevée termine étouffée par un mari à un poids incalculable qui mange tout (on a même l´impression qu´il pourrait manger sa propre femme) et elle, par contre, décide de ne pas manger le soir, car cela la ferrai grossir. Et la voix de la tante de Pierre qui à la fois lui remémore l´origine de sa femme et à la fois nous donne (à nous, lecteurs) cette impression d´ironie sur les classes sociales dominantes: « N´oublie pas qu´elle n´est pas de notre milieu et qu´elle a sûrement été habituée à être gâtée. (...) Une jeune femme comme elle et habitant une grande ville a toujours beaucoup de tentations et il ne faut pas qu´elle puisse avoir le sentiment d´avoir épousé quelqu´un au-dessous de son rang et qui n´a pas les moyens de la satisfaire » et ensuite sur Pierre, les deux sœurs aussi: « réussissant à élever leur frère, non seulement dans le sens courant du terme mais dans sa pleine acception, le poussant, le hissant littéralement de la condition de fils d´un paysan analphabète, illettré à celle non seulement de lettré mais encore de maître ».

Cette coupure entre pauvres et riches propre de la mésalliance est un des sujets sur lesquels Simon revient souvent dans son roman. Dans le train « (...) des wagons spécialement conçus: inconfortables, à l´usage des voyageurs pauvres et rembourrés, à l´usage des derrières riches, et avec des contrôleurs pour vérifier si chacun, pauvres et riches étaient bien à sa place ». Cette différence s´évanouit avec le temps: « car il apparaît avec un peu de recul que pauvres et riches ont en commun exactement les mêmes goûts, le même comportement, la même façon de s´habiller, mais à quelques années d´intervalle » et par là, Simon encore explique que l´unique différence des uns et des autres est le temps écroulé, le temps passé. Le temps qui passe est notre unique indicatif de vie égal pour tout le monde. Pour quelques-uns le temps passe mieux (comme pour Marie), pour d´autres ...

Face à Marie, cet homme qui surmonte ses difficultés d´origine (Pierre), qui étudie, qui fait un doctorat est un vieil homme de quinze ans cadet de sa sœur (à qui, à présent, les domestiques appellent “mademoiselle”) incapable de bouger et sa femme, issue d´un milieu familial accommodé se trouve à présent comme une autre vieille femme (qui elle eût pu être sa fille). De cette (més)alliance naît Georges petit fils de paysan (et ses deux sœurs, mais qui n´ont aucun poids dans le roman) ; Georges décide planter des poiriers dans le champ familial mais ceux-ci n´arrivent pas à tenir car ils perdent ses poires avant de mûrir et envahissent peu à peu le champ d´une odeur de putréfaction… Georges est tout comme ses poiriers, un déraciné. Il y a une ironie de la mort dans la scène de la visite du docteur:

« ...Sapristi, mais qu´est-ce qui sent comme ça, vous faites des confitures?
Et elle: “Non, ce sont les poires.”
Et lui: “Les poires?”
Et elle: “Oui, les ...”
Et lui: “C´est vrai, j´avais oublié, elles pourrissent sur place n´est-ce pas? Il n´a seulement jamais pu en cueillir une qui soit mûre : elles tombent avant, hein? ».

La vieille dame qui meurt dans sa chambre, petit à petit, qui ne part pas, des poires qui ne mûrissent pas dans l´arbre, mais par terre où elles pourrissent en même temps, la confiture qui aurait pu être mais qui n´existe pas. Une fois de plus le temps qui passe et la vie qui ironiquement puise ses propres ressources pour que l´on ne devienne pas ce que l´on devrait devenir. C´est ainsi que le petit fils de paysans n´a plus le droit de travailler la terre, elle ne lui appartient pas/plus. 

Parallélisme de l´action, parallélisme dans les enjeux des personnages et des caractères. Décrivant la mort de Marie, Louise comprend les enjeux de sa propre vie : « comme si elle était rentrée à l´intérieur d´elle-même”; cette phrase pourrait parfaitement décrire la sensation de Louise en regardant passer la vie (le train, la pluie, les saisons, le reste qui vieilli) comme explication de son monologue intérieur comme celle de Marie, au moment où elle commence son agonie et qui laisse son corps dans cette maison pour avoir le temps de dire adieux à la jeune fille ou peut-être à Pierre, son frère. On se demande à plusieurs reprises à qui désire-elle dire adieu ? Pourquoi reste-t-elle dans cette maison à mourir où elle ne voyait rien, n´entendait rien ?

C´est dans ce jeu de (més)alliance et dans ce coffre au trésor que le roman se joue. On se demande pourquoi reste-t-elle encore là à vivre (à moitié) à languir dans ce lit de mourante? Il est intéressant de signaler que la boîte à berlingots fut offerte à Louise non pas par Marie elle-même, mais par son infirmière (la garde bossue) qui joue ici le rôle de la gardienne (dans sa fonction mythique).

Ainsi donc la question de la mésalliance parentale dans L´Herbe en tant qu´héritage social de l´auteur ne peut être traitée que vis-à-vis cette fonction symbolique du récit du passage de Louise pour occuper la place de Marie dans la vie de la famille Thomas. Impossible de penser à Sabine, qui elle, à cause de cette mésalliance ne peut assumer ce rôle car elle doit concentrer tous ses efforts à surmonter ses difficultés en tant que femme de Pierre. C´est alors grâce à la mésalliance de Sabine et Pierre que Louise devient l´héroïne du roman; et grâce à l´image constante de la boîte à berlingots et la jeune femme qui se trouve dessus demi allongée sur l´herbe et qui dans sa main tient une même boîte avec la même image qui se répète comme les miroirs sans fin, que nous savons que nous assistons à des coordonnées de l´existence qui surpassent la vie d´une seule personne. C´est un rappel du temps cyclique de l´Histoire. Cette femme qui se trouve dessus la boîte à berlingots (qui bien sûr ne contient pas même un seul berlingot) allongée sur l´herbe est l´image qui reste au fil du livre et par laquelle, je crois que Simon décide de nommer son œuvre: L´Herbe. Elle aurait pu aussi s´appeler La boîte à berlingots mais cela aurait été trop évident.

L´offre de la boîte à berlingots doit se comprendre ici comme une initiation à la vie adulte de Louise, c´est à l´insu de cette cérémonie des adieux, de ce passage à la vie adulte, que se joue l´histoire de Simon, c´est la cérémonie par laquelle Louise est admise à la connaissance. Cette fonction symbolique du rite de passage (les 10 jours d´agonie de Marie qui donnent l´espace à Louise pour se pencher sur sa propre vie, l´arrivée de l´infirmière (la gardienne bossue), l´offre de la boîte par la gardienne à Louise en lui disant que c´est ce qu´elle (Marie) aurait voulu, le temps de fouiller dans ce coffre au trésor) se mêle dans le texte avec la fonction de l´imaginaire et la transcription codée de la réalité. Ainsi donc fonction symbolique du rite de passage et mésalliance parentale forment les piliers de la vie de Louise, qui, confrontée à la décision de rester ou de partir (échapper de cette mésalliance avec Georges où elle n´est pas heureuse et de la mésalliance de ses beaux-parents qu´elle peint de manière grotesque) décide de faire le rite de passage est rester dans sa tribu (dans sa famille, dans son milieu social –celui où elle vit à présent), ce qui permet de la lier à son groupe, de la structurer vis-à-vis de sa temporalité et de sa propre mort.


Ce rite de passage est très important dans la vie des femmes car il implique une partie de l´Histoire qui n´est pas celle du héros de guerre, d´homme dans un milieu social, mais de femme en tant que gardienne du feu et de la vie. Louise ne peut devenir gardienne du secret de la vie qu´à la mort de Marie. Ce roman se structure par le fil conducteur de ce passage rituel dans une nouvelle vie pour Louise à partir d´un codage narratif où les « les parfums, les couleurs et les sons se répondent » à partir de « longs échos qui de loin se confondent dans une ténébreuse et profonde unité » dans les mots de Baudelaire.