martes, 9 de diciembre de 2014

Le projet autobiographique de Simone de Beauvoir

Simone de Beauvoir entreprend l’écriture de ses mémoires quand elle a une cinquantaine d’années. Elle commence par raconter son enfance et son adolescence jusqu'à ses 21 ans, quand elle devient agrégée de philosophie. Une fois partie, elle ne peut plus s’arrêter : « inutile d´avoir raconté l´histoire de ma vocation d´écrivain si je n´essaie pas de dire comment elle s´est incarnée » (Beauvoir, 1960, p. 12). Quand elle commence à rédiger La force de l’âge elle entreprend d’analyser une période de sa vie et pour cela elle transporte le lecteur à sa jeunesse, en le faisant vivre avec elle ce moment.

Simone de Beauvoir entreprend d’écrire ses mémoires pour essayer de montrer comment sa vocation d’écrivaine s’est présentée. Elle écrit Mémoires d’une jeune fille rangée (1958), qui comprennent la période entre 1908 et 1929. L´écriture de ses mémoires est l´aboutissement de toute une carrière, un projet réalisé à la fin des années cinquante. Elle commence à écrire les mémoires lors des événements d´Algérie qui divisèrent la société française pendant des années. Dans son cas, l´autobiographie a le but de mieux comprendre sa vie.

Quand elle écrit les Mémoires d’une jeune fille rangée, elle parodie le titre de l´œuvre de Tristan Bernard Mémoires d´un jeune homme rangé. Le deuxième volume narrant ses souvenirs est la suite directe des Mémoires d´une jeune fille rangée. L´auteure n´avait pas prévu de se lancer dans une aussi longue aventure, ainsi elle a donné un nouveau titre à l´œuvre qui raconte sa jeunesse de ses 21 ans à ses 33 ans : La force de l´âge. Publié en 1960, elle est suivie de La Force des choses (1963) et de Tout compte fait (1972). On peut également inclure dans cette œuvre autobiographique le récit de 1964 : Une mort très douce (le texte favori de Sartre) et son texte L´Amérique au jour le jour.

Pendant des années la critique a voulu que Simone de Beauvoir soit traitée comme l´écrivaine des Mémoires d´une jeune fille rangée ou comme, notamment pour les études anglophones, la féministe avant la lettre du livre Le deuxième sexe. Ce n´est que plus tard que les études commencent à signaler Simone de Beauvoir comme une écrivaine (romancière, philosophe, mémorialiste) à part entière. Comme si le fait d´être née femme et d´avoir condamnée la condition seconde des femmes dans un monde géré par des hommes lui eut valu cet ostracisme de l´univers intellectuel français. De plus, la libératrice des femmes, celle qui ne se maria jamais car trop passionnée par sa liberté, fut enterrée aux côtés de « l´homme de sa vie » sans avoir le droit à une identité propre, différente de celle du père de l´existentialisme. Je considère Simone de Beauvoir comme une écrivaine majeure de la littérature française ; mais cela ne va pas de soi.

Margaret Simons est une des premières intellectuelles à combattre pour la réhabilitation philosophique de Simone de Beauvoir ; la réflexion beauvoirienne lui semble avoir précédé celle de Sartre sur deux points : « le problème de la relation à l´Autre et la question de l´importance de l´enfance »[1]. D´autre part, de nombreux chercheurs coïncident sur le fait que Simone de Beauvoir commence seulement à être prise sérieusement par la critique spécialisée il y a très peu de temps. Françoise Rétif note dans ce sens : « Il semble que l´on commence à lire et à étudier l´œuvre littéraire de Simone de Beauvoir. On peut donc espérer voir enfin de nombreuses études s´attacher à cette œuvre dans sa pluralité comme un tout complexe dont les différentes facettes, complémentaires dans leur diversité, seront comprises dans le rapport qu´elles entretiennent entre elles sans toutefois cesser d´exister pour elles-mêmes dans la spécificité qui est la leur »[2]. D´autres chercheurs vont jusqu´à considérer que l´œuvre de Beauvoir fut boycottée. Tel est le cas de Danièle Fleury qui affirme que Le Deuxième sexe «  fera durablement de son auteur la femme la plus haïe de France »[3]

Beauvoir construit des mémoires fondées sur son existence, pour retracer les empreintes de sa propre vie et de celle de Sartre. Intellectuelle féconde, Beauvoir fut philosophe, romancière, mémorialiste, essayiste, féministe et aventurière. Elle fut aussi celle qui donna sa confiance inconditionnelle aux projets de Sartre. Elle fut son autrui, son regard posé sur lui. Elle fut l´autre. Classée seconde au concours de l´agrégation en philosophie après Sartre, elle continua toute sa vie à l´ombre du grand philosophe (même si elle fut reçue brillante seconde, derrière Sartre redoublant). Elle corrigeait ses manuscrits, elle lisait ses premières réflexions autour d´un sujet, elle le critiquait. Mais il en faisait autant pour elle. Quand elle commença à travailler son idée sur la condition féminine, ce fut lui qui la poussa à puiser dans son enfance pour en percevoir les différences. On ne naît pas femme, dira plus tard Beauvoir, on le devient.

La force de l´âge

Dans La force de l´âge elle nous raconte sa volonté d´écrire et son bonheur de vivre et nous montre comment le sens de son existence prend des couleurs lorsqu´elle commence à écrire. C´est l´incarnation de sa vocation d’écrivaine. La force de l’âge traite de la période de sa vie s'étendant de 1929, de sa réussite à l'agrégation préparée avec Jean-Paul Sartre, à la Libération de Paris en août 1944. Dans le deuxième tome de son autobiographie, Simone de Beauvoir pénètre dans le monde fermé des intellectuels des années trente. Elle dresse un portrait passionnant du monde intellectuel dans la France des années trente et quarante. Elle n´a pas le prestige intellectuel de Sartre (on se demande pourquoi ?) et son parcours peut apparaître moins brillant que celui de son compagnon. Simone de Beauvoir appartient à la première génération de femmes formées pour devenir professeures. Elle fréquente La Sorbonne et passe le concours d’agrégation en philosophie à 21 ans. Les femmes ont eu le droit d´accéder à l´enseignement supérieur à la fin de la première guerre mondiale. Le récit évoque la transition que la fit passer de jeune étudiante soumise financièrement à ses parents à la femme consciente qui décide s´engager dans la littérature. La fin de La force de l´âge raconte la libération de Paris. Entre ces deux moments de sa vie elle a commencé sa carrière d´écrivaine, voilà pourquoi elle décide de nommer ainsi ce tome de son autobiographie.

L’œuvre est divisée en deux grandes parties : la première se clôt en 1939, moment où « mon existence a basculé d´une manière aussi radicale : l´Histoire m´a saisie pour ne plus me lâcher ; d´autre part, je m´engageai à fond et à jamais dans la littérature. Une époque se fermait. Cette période que je viens de raconter m´a fait passer de la jeunesse à la maturité » et couvre donc une décennie (Beauvoir, 1960, p. 409). On y suit l'auteure dans sa nouvelle vie de femme active et indépendante : elle enseigne la philosophie à Marseille, puis à Rouen. Avec Jean-Paul Sartre qu'elle retrouve dès qu'elle le peut, elle continue à appréhender le monde de toutes les manières possibles, par des discussions, des rencontres, de nombreux voyages (Italie, Grèce, Espagne, Allemagne…), des amitiés fortes. Les deux membres du couple travaillent tous deux à devenir écrivains.

La deuxième partie de son œuvre couvre la période de la Seconde Guerre mondiale, dont la déclaration crée une cassure dans la vie de Simone de Beauvoir, après les dix ans de liberté et de bonheur de la première partie. L'auteure raconte la séparation avec Sartre, puis la dure période de l'Occupation. Cette lourde expérience conduit Sartre et Beauvoir à modifier leur façon d'envisager leur rôle d'écrivains et de citoyens. Dans la deuxième partie, l’indicible de la guerre la fait rompre le récit rétrospectif pour inclure des pages de son journal de l'époque. Sa fille adoptive, Sylvie Le Bon de Beauvoir, a publié la version intégrale de ce journal sous le titre Journal de guerre, septembre 1939 – janvier 1941.

Lors de La force de l´âge, une large place est faite à la description de la France pendant la guerre, sous l'Occupation, et aux actions de la Résistance. Simone de Beauvoir se fait bien témoin de l'histoire, mais par l'entremise de son expérience personnelle. De plus, elle est entourée par des personnes qui deviendront ou sont alors déjà des personnalités culturelles de l'époque, comme Albert Camus, Paul Nizan, Maurice Merleau-Ponty, Raymond Aron, Alberto Giacometti, Jacques Prévert, André Gide, Pablo Picasso, etc., et son œuvre permet d'en avoir un portrait approfondi et une vision familière. Beauvoir partage aussi ses lectures et ses pensées sur les grands écrivains tels que Proust, Joyce, Kafka : « Le second nom fut celui de Kafka qui eut pour nous beaucoup plus d´importance encore. (...) nous avions compris que l´essayiste qui plaçait Kafka à coté de Joyce et de Proust ne prêtait pas du tout à rire. (...) pour nous, c´était un des livres les plus rares, les plus beaux que nous ayons lu depuis longtemps » (Beauvoir, 1960, p. 214).

Elle nous parle beaucoup de sa vocation et des difficultés qu´elle rencontre pour la mener à terme : « Dans mon adolescence et ma première jeunesse, ma vocation avait été sincère, mais vide ; (…) il s’agissait maintenant de trouver ce que je voulais écrire (…). Dans la famille et parmi me amies d´enfance on chuchotait que j´étais un fruit sec. Mon père s´agaçait : « si elle a quelque chose dans le ventre, qu´elle le sorte ». (...) Écrire est un métier, me disais-je, qui s’apprend en écrivant. Dix ans, tout de même, c´est long, et pendant cette période j´ai noirci beaucoup de papier ». (Beauvoir, 1960, p.415). Ou encore : « Comme dans ma première jeunesse, je me proposais de faire entrer dans mon livre le monde entier faute d’avoir rien de précis à en dire » (Beauvoir, 1960, p.174).

Ce volume est à la croisée du genre de l'autobiographie et de celui des mémoires — les deux termes étant employés par l'auteure dans son œuvre — car Simone de Beauvoir, tout en se concentrant sur son histoire personnelle, parle également beaucoup, à partir de la deuxième partie, de son temps. Son histoire personnelle reflète aussi beaucoup la situation des femmes à l’époque. Elle ne peut donc s’empêcher de parler de sa propre condition féminine. « Nous marchions à travers Paris, et nous continuions à causer ; sur nous, sur nos rapports, notre vie et nos livres à venir, nous faisions le point. Aujourd´hui, ce qui me semble le plus important dans ces conversations ce sont moins les choses que nous disions que celles que nous prenions pour accordées : elles ne l´étaient pas ; nous nous trompions, à peu près en tout. Pour nous définir il faut faire le tour de ces erreurs car elles exprimaient une réalité : celle de notre situation » (Beauvoir, 1960, p. 21)[4].

Plus j´allai, plus —sans cesser de l´admirer— je me séparai de Hegel. Je savais à présent que, jusque dans la moelle de mes os, j´étais liée à mes contemporains ; je découvris l´envers de cette dépendance : ma responsabilité » (Beauvoir, 1960, p. 537-538).

Il est surprenant que l´auteure maintienne une volonté intarissable du bonheur même pendant les moments les plus difficiles de son existence, et par ses mémoires nous pouvons voir qu´ en dépit de la guerre son histoire est une quête du bonheur coute que coute. Ces mémoires sont ainsi l´illustration de ses théories philosophiques. La structure récurrente du récit est le plaisir sensible du moment présent, le plaisir de vivre qui est toujours accompagné de l´angoisse de la mort. Son œuvre est une constante quête du bonheur, il est le leitmotiv de toute son œuvre.

La force de l´âge présente sa philosophie existentielle par le biais de l´expérience de la guerre. Les mémoires de Simone de Beauvoir sont des mémoires existentialistes. Elle n´est pas reconnue par le champ intellectuel comme philosophe existentialiste ayant écrit des mémoires d´un genre nouveau, mais plutôt par sa production littéraire liée à la condition féminine malgré son immense production mémorialiste au XX siècle. La force de l´âge, pour sa part, est peu connue en tant qu´œuvre littéraire dans la production symbolique de la mémoire de la Seconde Guerre mondiale. Elle est, cependant, une œuvre capitale des mémoires de Simone de Beauvoir, ou l’écrivaine forge l’idée de la femme comme sujet de sa propre existence.

Le livre est dédié à Jean-Paul Sartre, une manière de lui reconnaître, une fois de plus, son importance capitale dans sa vie. Cette dédicace tient en même temps de ce récit de leur vie à deux, de l´influence qu´eut l´existence de Sartre dans la vie de Beauvoir et de la justification qu´elle fait pour la tiédie des actions de Sartre sous l´Occupation. Mais une question importante se pose à partir de cette dédicace : La vie de Beauvoir, sans Sartre, eut sans doute pris une toute autre tournure ; nous l´avons dit, elle avait décidé de ne pas devenir une ménagère et de ne pas materner, ceci n´allait pas de soi et l´appui fondamental de Sartre était indispensable pour mener à terme cette décision. Au contraire, l´existence de Sartre allait de soi, il était professeur, il gagnait sa vie, il écrivait. Il ne brisait aucunement les paramètres donnés de son existence. Mais on pourrait se demander si, sans Beauvoir, il eut trouvé une compagne qui accepta de vivre sans lui et sans mariage, ni enfants ; ou bien s´il eut été capable d´une telle production littéraire et philosophique sans le regard, constant et lucide, de Beauvoir. Ces amants de la liberté se trouvent aujourd´hui enterrés ensemble au cimetière du Montparnasse. Contrairement à leur pensée philosophique la liberté qu´ils eurent pendant leur vie, la société la leur niât pour l´éternité : Simone de Beauvoir témoigna suite à la mort de Sartre « sa mort nous sépare. Ma mort ne nous réunira pas. C´est ainsi, il est déjà beau que nos vies aient pu si longtemps s´accorder »[5]. Simone de Beauvoir a voulu témoigner jusqu´au bout de ce qu´elle a vue. C´est un acte de courage intellectuel. Pour la philosophe Elizabeth Badinter, la transcendance de Sartre est bornée à la philosophe existentielle : « C´est avec elle qu´il gagnera l´éternité », note-elle[6].

Ce livre est capital. D´une part, c´est avec lui que le vrai récit d´une femme exceptionnelle commence et qu´elle travaille au genre des mémoires dans un élan comparable à Chateaubriand ou Rousseau et d´autre c´est une autobiographie qui retrace la Seconde guerre mondiale dans une voix narrative féminine, chose que l´on peut retrouver aussi, dans la littérature française, dans les textes de Margueritte Duras. Le récit de guerre est un sujet typiquement masculin. Le texte de Beauvoir devient une réflexion sur la guerre du point de vue de la femme. La liberté est au cœur de son récit, car elle est au cœur de son expérience en tant que femme libre. Femme libre dans une France occupée. La question de la liberté est centrale dans l´approche existentialiste que fait Simone de Beauvoir au cours de ses mémoires. Quand elle entama le récit de son entrée à l´âge adulte cette question de la liberté se trouvait au cœur de sa pensée. Dans quelle mesure pouvait-elle être libre ? La liberté se trouve aussi au cœur de la pensée philosophique de l´existentialisme. Ce n´est pas « La liberté » que l´on place dans l´existence mais c´est l´existence qui donne la liberté. Un troisième élément à considérer est l´approche philosophique, en particulier existentiel, de l´écriture de ses mémoires. Elle est avant tout une philosophe consacrée à la fin de sa vie, elle entreprend de rédiger ses mémoires par le biais de la philosophie existentialiste ; de son propre existentialisme, qui n´était pas celui de Sartre, ni celui de Merleau-Ponty. Elle construit son autobiographie à partir à partir de sa philosophie de l´existence, qu´elle développe ensuite dans des essais philosophiques tels que Le deuxième sexe, La vieillesse, Pour une morale de l´ambiguïté (conçue avant sa rencontre avec Sartre), entre autres.




[1] Le couple Beauvoir Sartre face à la critique féministe, Éliane Lecarme-Tabone, dans Les temps modernes, Présences de Simone de Beauvoir, N° 619, juin-juillet, 2002, p. 26-27.
[2] L´œuvre plurielle un jeu de miroirs complexe, Françoise Rétif, dans Les temps modernes, La transmission Beauvoir, N° 647-648, janvier-mars 2008, p. 335.
[3] De la misogynie ordinaire à la chiennerie (La réception de L´invitée et Du sang des autres par la critique littéraire), Danièle Fleury, dans Les temps modernes, La transmission Beauvoir, N° 647-648, janvier-mars 2008, p. 355.
[4] Lorsque Simone de Beauvoir utilise le pronom personnel “nous” elle se réfère, la plus part du temps, à Sartre et à elle. Même si elle entreprend de raconter sa vie, celle-ci est si étroitement liée à celle de Sartre qu´il devient impossible de ne pas faire de ses pensées des visions partagées entre les deux.
[5] Tout compte fait, Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, 1972.
[6] Écouter la conférence d´Elizabeth Badinter, sur la Bibliothèque Nationale de France.

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