domingo, 17 de agosto de 2014

L´engagement intellectuel de Voltaire et de Zola

L´intellectuel engagé est une particularité française : bien avant l´apparition du terme, au sein des débats sur l´affaire Dreyfus et l´engagement intellectuel par excellence, celui de Zola, l´engagement intellectuel de Voltaire dans son siècle, avait fini par obtenir la réhabilitation de Jean Calas. Le philosophe-intellectuel engagé est une recette que beaucoup d´écrivains du XXe siècle français ont voulu pratiquer : Sartre en mai 68, Camus et Sartre pour la guerre d´Algérie (au-delà de ses différences), Simone de Beauvoir pour le droit de l´avortement en France, Aron et Sartre pour les boats peoples, et tant d´autres. Mais c´est bien l´engagement zolien qui sert d´inspiration aux écrivains intellectuels du XXe, et pour Zola, l´affaire Calas, encore fraîche dans la mémoire française a dû compter aussi. Les deux affaires, une chaque siècle, ont remué les bases de la société française. Voltaire veut démontrer que le fanatisme, l´arbitraire règnent dans son siècle. Zola, à son tour, va imiter cette posture de défense des grandes causes. L´affaire Calas se produit lors de la fin d´une époque, la monarchie française, qui avait incarné le sentiment de refus pour l´autre, le différent, le non catholique. Les protestants avaient été ravagés de la France. Calas fut un des derniers : « Jean Calas avait fait baptiser catholiques ses six enfants. Ses quatre fils avaient accompli leur scolarité au collège des jésuites de la ville. Ils n´en étaient pas moins restés huguenots (…). Officiellement, après la Révocation, il n´existe plus dans le royaume de France aucun protestant : seulement des nouveaux catholiques » (…) ils étaient exclus d´un grand nombre de professions interdites aux protestants ». Pendant des siècles la France avait combattu les protestants. Et voilà qu´après la Révolution française, d´autres haines naissaient.

Voltaire et Zola furent deux grands écrivains de leur époque, tous deux se battirent contre les injustices, les iniquités à fondement religieux, et firent rapporter une décision de justice. Tous deux écrivirent pour se battre. L´un, Le traité sur la tolérance, l´autre, une lettre ouverte au Président de la République, nommée, dans sa publication à L´Aurore « J´accuse », (il en écrivit plusieurs mais celle-ci reste celle qui déclencha l´histoire). Il y eût une mort dans chaque affaire : dans l´affaire Calas, ce fut Jean Calas torturé à mort ; dans l´affaire Dreyfus ce fut le propre Zola, empoisonné chez lui par un fanatique à cause de sa défense du juif Dreyfus. Quand Voltaire décida de se battre pour la famille Calas, il avait plus de 60 ans, il avait fait fortune et était un écrivain et philosophe reconnu. Zola était plus jeune, 58 ans, et avait encore une carrière devant lui. Il avait fini son histoire des Rougon-Macquart et travaillait alors à sa série Les Quatre évangiles, dont il ne finit que les trois premiers romans, et laissa Justice inachevé. Le combat de Voltaire fut un combat personnel, que le philosophe orchestra lui seul de sa maison à Ferney, celui de Zola fut un combat de caractère collectif mené par les intellectuels de son époque : le Manifeste des Intellectuels, lancé le 14 janvier de 1898, se référait à l´affaire Dreyfus qui déchirait la France en désignant les écrivains qui utilisaient sa plume pour demander la révision du procès.

Il s´agit ici de comprendre pourquoi l´affaire Dreyfus est devenue le symbole de la lutte contre l´injustice dans la république française, menée à terme par les intellectuels engagés et en quoi l´affaire Calas, affaire appartenant à un siècle qui ne correspond nullement aux enjeux de la société moderne a-t-elle influencé le déroulement de l´affaire Dreyfus et par là, finalement, se demander en quoi Voltaire et Zola sont les intellectuels engagés par excellence dans l´histoire de la France.

1.      Un peu d´histoire …

Au XVIIIe siècle Voltaire s´engage à défendre la raison contre le fanatisme religieux. L´enquête menée pour défendre la mémoire de Jean Calas va dans ce sens : il utilise la raison pour lutter contre les préjugés et les superstitions, en insistant qu´on ne doit pas juger un fait sans avoir vérifié son authenticité. En effet, les philosophes des Lumières dénoncent la religion catholique et son droit divin, l´intolérance à l´égard des protestants, le caractère inégalitaire de la société et l´abus de pouvoir. Des textes tels que l´Encyclopédie, œuvre majeure de contestation et de vulgarisation du savoir, où participent les philosophes des Lumières proposent une nouvelle manière de penser. Le traité sur la tolérance de Voltaire vient renforcer cette volonté de changement. Quand il entend l´histoire de Jean Calas d´abord il plaint les protestants de leur fanatisme. Très vite il se rend compte que ce sont les catholiques ceux qui ont commis un crime épouvantable. Voltaire mobilise l´opinion publique de tous ses moyens -rien de plus inique depuis la Saint Barthélemy s´écrie-t-il- et commence à élaborer le mythe de l´affaire Calas. « Par le biais de la dramaturgie, Voltaire met en scène sur le modèle du drame, un récit pathétique. La veuve Calas, toute de noir vêtue, doit aller se jeter aux pieds du roi, […] « (…) Nous sommes perdus si l'infortunée veuve n'est pas portée au roi sur les bras du public attendri et si le cri des nations n'éveille pas la négligence» note Elisabeth Claverie à ce propos. Et cela est vrai. C´est ainsi que procède la nature humaine. C´est ainsi qu´agit l´opinion publique.

Un siècle plus tard, ni roi, ni cour, mais une opinion publique et des médias. Le rôle des médias venait de commencer avec l´affaire Dreyfus ainsi que le mythe de sa défense avec le célèbre « J´accuse » qu´entrepris l´autre grand écrivain engagé dans son siècle : Émile Zola. Dans le cas de Zola, les médias, sans doute, qu´influençaient l´opinion publique se trouvaient inéquitablement distribués : ils étaient dans sa majorité contre Dreyfus. La société française se divisait entre ceux qui étaient pour et contre. En effet, Winock note que « l´affaire a été un événement révélateur catalyseur, dont l´intensité dramatique a mis à nu un nouveau type d´affrontement dans la société française ». L´affaire Dreyfus, qui été née comme une cause morale s´était transformée en un conflit d´idées qui mettait en scène deux systèmes de valeurs, longtemps connus en France comme « les dreyfusards et les antidreyfusards ». Le nationalisme, qui venait de la droite conservatrice, et qui se plaçait bien sûr du côté des antidreyfusards représentait la haine aux autres ; étrangers, juifs…

L´affaire Calas se produit au cœur du XVIIIe siècle, commencé sous le règne d´un monarque absolu et achevé par la Révolution. Ce siècle voit la fin d´un système politique sous la poussée des idées des philosophes des Lumières. Au XVIIIe siècle, l´église constitue un véritable État dans l´État. Le catholicisme se montre particulièrement intolérant à l´égard des protestants. Ceux qui sont restés en France, sont l´objet d´accusations iniques comme Calas et Sirven. L´Edit de Nantes (1598), reconnaissant la liberté de culte aux protestants, est révoqué le 18 octobre 1685 par le roi Louis XIV. Dès lors, il faut convertir de force les protestants. Les protestants n’ont plus accès aux charges et aux dignités publiques ni à certaines professions. Ils ne sont pas inscrits sur les registres de l’état civil. Un million de personnes abandonnent la France. À Toulouse, ville notamment catholique, la famille Calas va souffrir une condamnation inique due au suicide d´un de ses fils.

L´affaire Dreyfus naît à la fin du XIXe siècle, sous la IIIème République. Une toute autre révolution à caractérisé ce siècle : celle de l´industrie. Elle ouvre les avances techniques, la confiance aveugle du progrès, la formation du prolétariat, l´exode rural et, avec la naissance des médias, une quatrième force au pouvoir, celle de l´opinion publique. L'affaire Dreyfus implique un officier français de confession juive dans une histoire d'espionnage avec l´Allemagne. Pendant longtemps cette « affaire » va diviser les Français entre « dreyfusards » et « antidreyfusards ». Nationalisme et antisémitisme en France viennent de bien plus loin que le massacre de la Saint-Barthélemy au XVI siècle.

2.      Les Affaires Calas et Dreyfus

Le 13 octobre 1761, après dîner, le fils de Jean Calas, Marc-Antoine sort faire une promenade. La famille a invité dîner Gaubert Lavaysse, ami des frères Marc-Antoine et Pierre et qui vient d´arriver de Bordeaux. Quand Lavaysse décide de partir, Pierre l´accompagne en bas en l´éclairant d´un flambeau. La mère Calas raconte ainsi ces faits dans une lettre : « mais lorsqu´ils furent en bas, l´instant d´après, nous entendîmes de grands cris d´alarme, sans distinguer ce que l´on disait, auxquels mon mari accouru, et moi je demeurai tremblante sur la galerie, n´osant descendre et ne savant ce que pouvait être ». Marc- Antoine, suspendu au toit est mort, apparemment il s´est suicidé. Les deux amis vont avertir le père qui se trouve en haut. Peu après, Lavaysse va chercher un chirurgien et Calas et son fils Pierre étendent le cadavre de Marc-Antoine par terre. À l'époque, les corps des suicidés sont en effet soumis à jugement puis à des peines infamantes. La foule s’amasse aussitôt devant leur maison. Elle accuse les protestants Calas d´avoir assassiné leur fils qui aurait voulu se convertir au catholicisme. Le capitoul, David de Beaudrigue, arrive sur le lieu et révise le corps du jeune Calas. La rumeur de la foule hostile le fait arrêter tous les occupants de la maison. Il accuse Jean Calas et le reste des occupants d´avoir assassiné Marc-Antoine. Le père ne répond pas à la question sur les causes de la mort de son fils. Il ne reconnait pas d´avoir retrouvé son fils pendu. Ceci amène Beaudrigue à penser que le jeune Calas a été assassiné par une personne présente dans la maison et, convaincu par la rumeur populaire, il suit la piste du crime calviniste. Ce n´est que quand ils s´aperçoivent du danger d´être injustement culpabilisés de la mort de leur fils que les Calas acceptent d´avoir rencontré leur fils pendu. Ils affirment avoir menti pour conserver l´honneur familial. La thèse de complot familial pour empêcher Marc- Antoine de se convertir prend force. D´autant plus que les Calas ont un troisième fils, Louis, qui s´est converti au catholicisme sous l’influence de Jeanne Viguière, la servante de la maison. Il vit de la petite rente que son père est tenu de lui payer par loi car il a abjuré. Au jugement, on demande la peine de mort pour les trois Calas (le père, la mère et le frère), les galères perpétuelles pour Lavaysse et un emprisonnement de cinq ans pour la servante catholique Viguière.

Comme dans la tragédie grecque, où Étéocle fut enterré avec des funérailles en grande pompe et Polynice laissé sans sépulture, le Christianisme avait besoin, tout comme Créon, de donner un châtiment exemplaire : l´un serait enterré avec des funérailles en grande pompe selon le rite catholique et l´autre devait alors être banni du ciel. Le cercueil de Marc-Antoine a été accompagné jusqu’au tombeau par une foule frénétique et immense. Son père est mort à la roue, après avoir été torturé. Le Parlement condamne Jean Calas à la peine de mort, il sera soumis préalablement à la question ordinaire et extraordinaire. La question préalable n´était autre que la torture institutionnalisée dans le régime pour faire avouer un crime. A Toulouse, la question ordinaire se faisait par étirement (les membres du condamné étaient étirés par des palans) et la question extraordinaire par l’eau (on faisait avaler une grande quantité d’eau au condamné) pour obtenir l’aveu du crime.

Le 10 mars 1762 Jean Calas est soumis à la question ordinaire puis extraordinaire sans rien avouer. Ensuite, il endure le supplice de la roue. L’arrêt du Parlement de Toulouse a prévu que le bourreau « lui rompra et brisera bras, jambes, cuisses et reins, ensuite l'exposera sur une roue qui sera dressée tout auprès du dit échafaud, la face tournée vers le ciel pour y vivre en peine et repentance des dits crimes et méfaits, (et servir d'exemple et donner de la terreur aux méchants) tout autant qu'il plaira à Dieu lui donner de la vie ». Durant l’épreuve, Jean Calas est resté digne et ferme, « il ne jeta qu'un seul cri à chaque coup et ne confessa rien au Père Bourges près de lui, excepté qu’il voulait mourir protestant. Il prit Dieu à témoin et le conjura de pardonner à ses juges ». Après deux heures passées sur la roue, le bourreau l'étrangle puis jette son corps dans un bûcher ardent. Ses cendres sont dispersées au vent. Le 17 mars, les juges décident de bannir Pierre Calas à perpétuité et d’acquitter Madame Calas, Lavaysse et la servante. L´affaire Calas c´est l´histoire tragique d´une famille détruite par la persécution religieuse dans la France du XVIIIe siècle.

En septembre 1894, plus de cent ans après, arrive une lettre à la Section de Statistiques de l´armée à Paris. Elle a été ramassée dans les corbeilles de l´ambassade d´Allemagne. Le « bordereau » qui n´est ni datée ni signée est adressée à l´attaché militaire allemand Max von Schwartkoppen. Un officier français lui livre des renseignements. On soupçonne le capitaine Alfred Dreyfus, polytechnicien et artilleur de confession juive car son écriture ressemble à celle du bordereau. On le convoque au ministère de la Guerre pour lui faire une dictée. Il proteste de son innocence et il est incarcéré à la prison du Cherche-Midi à Paris. Le premier rapport que le commandant Paty de Clam remet au général Mercier, ministre de la Guerre, conclut que les ressemblances sont suffisantes pour justifier une enquête. Le ministre de la Guerre convoque toutefois l´expert Gobert qui décèle nombreuses divergences. « Alors que l'enquête minutieuse qui avait été effectuée n'avait abouti à aucune certitude, une instruction judiciaire est engagée en novembre 1894, suite aux révélations faites par la presse. En effet, « La Libre Parole », quotidien antisémite, révèle l'affaire au grand jour et marque le début d'une très violente campagne de presse jusqu'au procès ». Les éléments pouvant l´innocence de Dreyfus sont pas à pas laissés de côté et commence une accusation d´ordre morale portant principalement sur le fait de son origine juive et ses mœurs.

Dreyfus est jugé devant le Conseil de Guerre, du 19 au 22 décembre 1894 à Paris, pour haute trahison. Malgré la défense de Dreyfus, la théorie selon laquelle Dreyfus aurait imité sa propre écriture prend force et le Conseil de Guerre reçoit un dossier secret provenant de la Section de Statistiques. Peu après le capitaine Dreyfus est déclaré coupable et condamné à la déportation perpétuelle (la peine de mort étant abolie pour les crimes politiques en vertu de l'article 5 de la Constitution de 1848), à la destitution de son grade et à la dégradation. On l´embarque pour l'île du Diable en février 1895, où il est avec ses gardiens, le seul habitant de l´île.

3.      L´engagement des écrivains

L’affaire Calas a eu un retentissement considérable en France. À Ferney, arrivent les nouvelles du drame vécu à Toulouse et Voltaire décide de mener l’enquête. La famille Calas arrive voir le philosophe et celui-ci est convaincu que Marc-Antoine n’a pas pu être assassiné par son père. Une nouvelle tâche s´impose au Philosophe. Ferney devient « la maison de la défense de la famille Calas ». Pamphlets, visites, conversations, discussions commencent pour réhabiliter Jean Calas. Voltaire entreprend la rédaction de son essai « Traité sur la tolérance » dès octobre 1762. Son premier chapitre expose l´affaire Calas et ensuite il entreprend une vaste réflexion sur la tolérance. Voltaire convainc le roi de l´innocence de Calas : le roi ordonne le Parlement de Toulouse de communiquer la procédure. En 1765, le capitoul qui a mené l´enquête David de Beaudrigue est destitué. Le 9 mars 1765 Jean Calas et sa famille sont définitivement réhabilités. « Ce fut dans Paris une joie universelle : on s'attroupait dans les places publiques, dans les promenades ; on accourait pour voir cette famille si malheureuse et si bien justifiée ; on battait des mains en voyant passer les juges, on les comblait de bénédiction » décrit Voltaire. La législation antiprotestante ne fut pas révisée immédiatement. Ce ne fut que 22 années plus tard que Louis XVI signa l’édit de Versailles, édit de tolérance restituant aux protestants seulement leur état civil. La Révolution arrivait en France et avec elle la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 proclament la liberté de conscience (article 10) et la liberté d’opinion (article 11).

Dans la France industrielle, l´affaire Dreyfus multiplie ses débats dans la presse. Dès lors, tout le monde a une opinion. La société est pour ou contre. Un an après l´incarcération de Dreyfus on intercepte la correspondance entre le commandant Esterhazy et l´ambassade d´Allemagne : Esterhazy livre des informations à cette puissance étrangère. C´est le lieutenant-colonel Picquart, qui se trouve à la tête du Service des renseignements depuis juillet 1895, qui commence une enquête approfondie sur le commandant Esterhazy car il est convaincu de l'innocence du capitaine Dreyfus. Picquart communique les résultats de ses investigations au général Boisdeffre, chef d'Etat-Major de l'armée, qui n´apprécie pas le geste. Il veut l´éloigner de son poste, en l´envoyant dans l´Est puis en l´affectant en Tunisie.

En même temps, le journaliste Bernard Lazare, premier dreyfusard, fait paraître, à Bruxelles, sa première brochure sur l´affaire intitulée : Une erreur judiciaire. La vérité sur l´Affaire Dreyfus. Il s´efforce de convaincre plusieurs personnalités du monde des lettres et de la politique, dont l´écrivain Émile Zola. Henry et Esterhazy travaillent à discréditer Picquart et le faire passer pour un agent du « syndicat juif » chargé de militer en faveur de Dreyfus. De son côté Picquart se confie à son ami, l'avocat Louis Leblois qui se confie à son tour au vice-président du Sénat, Auguste Scheurer-Kestner. C´est Mathieu Dreyfus, frère de l´accusé qui dénonce Esterhazy comme véritable auteur du « bordereau » dans une lettre adressée au ministre de la Guerre. Le doute s´installe. Dans le Figaro, apparaît le premier article de Zola en faveur de la cause dreyfusarde. Il continue à publier des articles pour défendre le capitaine Alfred Dreyfus jusqu´au fameux texte « J´accuse », une lettre ouverte au Président de la République, paru dans L´Aurore de France le 13 janvier 1898. Alain Pages note à ce propos : « Dans cette matinée du 13 janvier 1898, les paroles de « J'Accuse » ne prennent de signification que parce qu'elles renvoient aux innombrables articles qui ont été publiés dans la presse depuis trois mois » (p. 42). L´écrivain est condamné pour diffamation au maximum de la peine possible : un an de prison et une amende, mais il s´exile en Angleterre avant que le jugement ne lui soit notifié. Le procès de Zola permet de diffuser encore plus largement auprès du grand public la réalité de l'affaire Dreyfus.

Le 9 juin 1899, Alfred Dreyfus quitte l'île du Diable et, après un voyage de trois semaines, est transféré à la prison militaire de Rennes. Persuadé que ce procès ne constituerait qu'une simple formalité, le camp dreyfusard réalise progressivement ce qui s'annonce comme une nouvelle et lourde menace pour le capitaine. Il n´est pas acquitté. C´est le Président de la République, Emile Loubet, qui signe sa grâce le 19 septembre 1899. En 1900 le Sénat vote la loi d´amnistie sur l´Affaire, pour ne plus pouvoir y revenir. Zola s´indigne. Il écrit un nouveau « J´Accuse » paru dans L´Aurore. Trois ans plus tard, le député Jean Jaurès relance l´Affaire, la réhabilitation du capitaine se fait le 12 juillet 1906. Zola ne sera plus là pour le savoir. L´affaire Dreyfus fut un combat mené par un groupe d´intellectuels, dont l’intervention de Zola passa aux annales de l´histoire car elle marqua le tournant de l´affaire. L´Affaire Calas fut l´ « affaire » d´un philosophe, Voltaire qui décida de faire réhabiliter la mémoire de Jean Calas.

4.      Écrire, voilà tout

Deux textes fondamentaux ont fait possible la révision de ces deux affaires : Le traité sur la tolérance, essai écrit par Voltaire et la Lettre ouverte au Président de la République rédigée par Zola et publiée dans l´Aurore de France avec le tire « J´accuse » le 13 janvier 1898. Le traité sur la tolérance s´ouvre sur l´histoire de la mort de Jean Calas dans son premier chapitre. Voltaire note quelques lignes plus tard : « Il s´agirait, dans cette étrange affaire de religion, de suicide, de parricide : il s´agirait de savoir si un père et une mère avaient étranglé leur fils pour plaire à Dieu, si un frère avait étranglé son frère, si un ami avait étranglé son ami, et si les juges avaient à se reprocher d´avoir fait mourir sur la roue un père innocent, ou d´avoir épargnés un frère, une mère, un ami, coupables ». Voltaire parle à partir de la raison :

Il paraît impossible que Jean Calas, vieillard de soixante-huit ans, qui avait depuis longtemps les jambes enflées et faibles, eût seul étranglé et pendu son fils âgé de vingt-huit ans, qui était d´un force au-dessus de l´ordinaire ; il fallait absolument qu´il eut été assisté dans cette exécution par la femme, par son fils, Pierre Calas, par Lavaysse et par la servante. Ils ne s´étaient pas quittés un seul moment le soir de cette fatale aventure. Mais cette supposition était encore plus absurde que l´autre : car comment la servante zélée catholique aurait-elle put souffrir que des Huguenots assassinent un jeune homme élevé par elle pour le punir d´aimer la religion de cette servante ? Comment Lavaysse serait-il venu exprès de Bordeaux pour étrangler son ami dont il ignorait la conversion prétendue ? Comment une mère tendre aurait-elle mis ses mains sur son fils ? Comment tous ensemble auraient-ils pu étrangler un jeune homme aussi robuste qu´eux tous, sans un combat long et violent, sans des cris affreux qui auraient appelé tout le voisinage, sans des coups réitérés, sans de meurtrissures, sans des habits déchirés ?

L´histoire des Calas, de la main de Voltaire devient rapidement une tragédie grecque, avec une mère déchirée par son malheur, ayant eu son fils mort entre ses bras, ses filles enfermées dans un couvent, son autre fils banni de la ville et enfermé à son tour dans un monastère, son mari mort à ses yeux, dépouillée de tout son bien et seule au monde. C´est une tragédie à laquelle le philosophe veut, avec sa puissance créatrice et son pouvoir de persuasion, donner justice non pas divine mais royale. C´est le rôle que les philosophes ont acquis au XVIIIe siècle : un travail de contestation. Voltaire est violent dans son anticléricalisme et dans sa dénonciation des pratiques religieuses qui séparent les hommes. Voltaire insiste sur l´importance de la raison et de l´esprit d´examen. Le thème de la religion était au centre de l´esprit des philosophes, dans l´Encyclopédie l´article « Réfugiés » faisait allusion à la révocation de l´édit de Nantes en précisant que « c´est ainsi qu´on nomme les protestants français que la révocation de l´édit de Nantes à forcés de sortir de France (…) afin de se soustraire aux persécutions qu´un zèle aveugle et inconsidéré leur faisait éprouver dans leur patrie. […] Quelle idée prendre de l´humanité et de la religion des partisans de l´intolérance ? ». Elisabeth Claverie note que « Voltaire fut en mesure de mettre en place une coordination qui brisait l'organisation des opinions en tant que signature de l'appartenance sociale. L'innovation de Voltaire consista en effet à ouvrir la première brèche dans le lien qui attachait irréductiblement opinion et catégorie sociale selon une norme publique capable de s'auto-représenter pour la recomposer. A ce lien, il opposa un lien en réseau qui traversait deux mondes s'excluant mutuellement : la ville et la Cour ». Voltaire eut recours aussi à une démarche philosophique avec les affaires Calas, Sirven, Lally, La Barre. Il dédia la dernière partie de sa vie à la réhabilitation de ces personnages. L´analogie entre les deux affaires ne va pas de soi, mais elle peut rentrer dans une tradition d´intolérance dans l´histoire de la France : Le massacre de la Saint-Barthélemy, les affaires Calas, Sirven, l´affaire Dreyfus, la difficile insertion des harkis dans la société française, la montée exponentielle de l´extrême droite française qui prône la France aux Français.

Le matin du 13 janvier 1898, L´Aurore publie en première page la lettre ouverte au Président de la République Félix Faure, « J´accuse ». Ce matin, le journal passe de vendre de ses habituels 30 mille exemplaires à plus de 300 mille ! Elle est écrite pour raconter tout ce qu´il sait de l´affaire Dreyfus. Ce même matin, alors qu´on distribue l´Aurore avec « J´Accuse » on va appréhender le lieutenant-colonel Picquart. Alain Pagès décrit ainsi ce début de journée du 13 janvier 1898 :

Une mission d´un caractère exceptionnel attend l´officier de gendarmerie : appréhender le lieutenant-colonel Marie-Georges Picquart, l´ancien chef du service de renseignements de l´Armée Française. Ce dernier vient d´être frappé de soixante jours d´arrêts de forteresse par le ministre de la Guerre, le général Billot. Bien qu´elle soit très grave, cette sanction n´entraîne pas d´habitude une arrestation : l´officier puni, après avoir reçu sa convocation, doit se rendre de lui-même au lieu de sa détention. Cette fois-ci, les autorités militaires en ont décidé autrement. On a mobilisé une escorte et requis un colonel de gendarmerie en grand uniforme.

Émile Zola le fait au nom de sa conscience littéraire. Il cherche à être jugé pour diffamation pour que l´on puisse témoigner sur l´affaire Dreyfus. Il sait qu´il sera condamné. La presse de l´époque montre cette France coupée en deux. La haine antisémite qui règne en France couvre Esterhazy. Un témoignage récent d´un professeur de lycée montre à quel point la France n´a pas oublié cette épisode de son histoire :

Au cours de l'année 1961-1962 (j'étais dans mon premier poste, au lycée de Montpellier), je découvris la persévérance de l'antidreyfusisme dans certaines familles françaises. Ayant consacré, en classe terminale, une leçon à l'affaire Dreyfus, j'eus la surprise d'entendre un élève contester l'innocence du capitaine juif avec une assurance indémontable. Avait-il des arguments ? Non, mais il savait. Il savait de son père, qui le tenait de son grand-père, que Dreyfus était un espion à la solde de l'Allemagne - quoi qu'on ait pu dire et écrire là- dessus depuis 1898. Un article de foi en granit. Un bien inaliénable du patrimoine culturel de la famille : ça ne se discutait pas.

Après la publication de la lettre ouverte, Zola est condamné. Le texte écrit par l´auteur et publié dans l´Aurore de France montre l´engagement des intellectuels. Zola a réalisé sa tâche. Il peut maintenant revenir à la littérature. Dans son ouvrage Mimésis, Auerbach affirme que Zola est un des rares écrivains de son époque à s´intéresser à son temps : « il est un des très rares écrivains de son siècle qui ont créé leur œuvre à partir des problèmes de leur temps » (p. 505). Zola ne comptait pas de l´amitié de tous les Français et il le savait. Ses textes choquaient, son projet de la série des Rougon-Macquart ne plaisait pas à tous. Germinal avait fait couler l´encre. C´étaient des sujets coupés de la tradition bourgeoise, ses livres pouvaient même susciter du dégoût et de l´horreur. Cette affaire de justice morale le plaçait pour toujours du côté des opprimés et des injustement condamnés.

Avec « J´accuse » Émile Zola savait qu´il pouvait atteindre un public encore majeur à celui de ses lecteurs en tant que romancier. Son texte n´était pas le premier qu´il publiait sur l´affaire Dreyfus. Mais son ton était ce qui pesait le plus. Le titre, l´anaphore « J´accuse » choisie par Clemenceau au dernier moment sur la première page de L´Aurore, est un titre affiche :

J´accuse le lieutenant-colonel du Paty de Clam d´avoir été l´ouvrier diabolique de l´erreur judiciaire, en inconscient, je veux le croire, et d´avoir ensuite défendu son œuvre néfaste, depuis trois ans, par les machinations les plus saugrenues et les plus coupables […] J´accuse enfin le premier conseil de guerre d´avoir violé le droit, en condamnant un accusé sur une pièce restée secrète, et j´accuse le second conseil de guerre d´avoir couvert cette illégalité, par ordre, en commettant à son tour le crime juridique d´acquitter sciemment un coupable. […] Quant aux gens que j´accuse, je ne les connais pas, je ne les ai jamais vus, je n´ai contre eux ni rancune, ni haine. Ils ne sont pour moi que des entités, des esprits de malfaisance sociale. Et l´acte que j´accompli ici n´est qu´un moyen révolutionnaire pour hâter l´explosion de la vérité et de la justice. Je n´ai qu´une passion, celle de la lumière, au nom de l´humanité qui a tant souffert et qui a droit au bonheur. Ma protestation enflammée n´est que le cri de mon âme. Qu´on ose donc me traduire en cour d´assises et que l´enquête ait lieu au grand jour !

Beaucoup d´encre avait coulé depuis le début de l´Affaire. Ce fût peut-être le premier grand évènement journalistique de la France. Il faut noter cependant que la majorité des publications étaient antidreyfusardes. En fait, une campagne de presse nationaliste et antisémite s´effectuait ses jours-là. La plupart des articles journalistiques portaient sur la personnalité tordue d´Alfred Dreyfus, son entourage familial obscure, ses trahisons, sa bizarrerie. La presse orchestre pendant les plus de dix années de l´Affaire cet opéra de la vie réelle. Elle donne forme, créé, invente, explique l´espionnage que Dreyfus a apparemment mené à terme au jour le jour quand il était capitaine. Le procès étant mené à huis-clos, toute sorte d´spéculations sont possibles. La cérémonie de dégradation est abordée par tous les journaux de façon très descriptive et péjorative. Ceci se doit, nous le savons, au fait que la peine de mort a été abolie en France depuis 1848 pour les crimes politiques. Il fallait alors lui donner une mort symbolique, publique dans la société française, si habituée à châtier les hommes reconnus « coupables », mais en fait victimes de l´intolérance religieuse et le nationalisme furieux.

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Que peut-on dégager en commun dans ces deux expériences de l´engagement : celle de Voltaire pour Calas en 1762 ? Celle de Zola pour Dreyfus en 1898 ? La liberté de presse en France, acquise dans la République additionnée aux progrès technologiques de la deuxième moitié du siècle avait beaucoup pesé sur le déroulement de l´affaire Dreyfus. Le rôle joué par Zola, exilé en Angleterre pendant un an ouvre la voie à l´engagement de l´écrivain dans son époque. Bien que Voltaire et même Montaigne y aient déjà parcouru une assez grande partie du chemin c´était Zola qui, avec son accusation ouvrait la voie d´engagement littéraire au XXe siècle. Quel aurait été le résultat et le déroulement de l´affaire Calas s´il avait existé une presse comme celle du XIXe siècle ? Voltaire joua aux pamphlets, aux lettres et aux factums, visita la cour personnellement, écrivit au roi. En généralisant sa cause de proche en proche Voltaire atteint l´absolution de la famille Calas. L´acte de Voltaire montrait que la justice se fondait sur une organisation de faits autour d´intentions cachées. « Que ce qui avait été déclaré vrai et punissable par la plus haute décision de justice soit à la fois faux et partial modifia considérablement la perception du public » note Claverie. Zola fit la même chose mais son étendue fut énorme : le rôle des médias dans l´opinion publique faisait son premier acte.

Zola avait mesuré son acte : il cherchait à être amené en cour d´assises. Il savait qu´il serait condamné. Mais il savait aussi qu´avec sa condamnation la vérité sortirait à la lumière. Voilà la mesure de son engagement politique en tant qu´écrivain du siècle. Il ne pouvait pas, à ses yeux, dénoncer la misère des mineurs du nord de la France, inique entre les iniquités et rester muet face à une autre iniquité qui passait sous son nez. Il faut aussi noter que Zola venait du journalisme, c´était ainsi qu´avait commencé sa carrière d´écrivain. Ce n´était pas un écrivain qui allait tenter de la chance dans un format nouveaux, mais un journaliste qui s´était transformé en écrivain qui retournait dans ses domaines pour continuer sa lutte. La mort le surprit avant qu´il ne puisse voir Alfred Dreyfus acquitté. Le doute portant maintenant sur l´étrange mort d´Émile Zola se maintien encore, bien qu´il soit presque sûr que Zola ait été assassiné, comme le note Jean Bedel. Voltaire et Zola passent dans les annales de l´histoire en tant qu´écrivains engagés de leur époque et avec l´amitié et la reconnaissance du peuple. Ceux qui ne les ont pas lus en romancier et philosophe se souviennent de leur lutte à faveur de la vertu et des martyrs innocents, symboles de la tolérance. Ceux qu´aujourd´hui même n´ont pas lu l´œuvre de Zola le connaissent par son fameux « J´Accuse ». Tous deux se trouvent aujourd´hui au Panthéon.

Il faut noter aussi que les deux écrivains furent en quelque sorte oubliés : « (…) dans les milieux intellectuels ont ne fréquente plus guerre Zola. Quand on ne lui reproche pas son engagement dans l´affaire Dreyfus c´est un sentiment de dédain ou de commisération qui domine. (…) Il suffit, pour mesurer la vacuité de ce discours méprisant de feuilleter les manuels de littérature en usage à cette époque ». Quant à Voltaire, plus de deux cents ans après, pas d´œuvre complète publiée qui soit disponible en librairie de nos jours. On retient de lui, aujourd´hui, surtout ses contes philosophiques qui sont enseignés au lycée. Pour Zola, « il faudra le choc de la Seconde Guerre mondiale et le renouveau intellectuels des années 1950 (…) [pour qu´il soit] perçu dans toute sa complexité, et devienne, aux yeux de la critique, un écrivain à part entière. Un écrivain que l´on peut relire et redécouvrir –à l´égal des plus grands ».

Il est vrai que la société française fut capable de les aimer au point de les canoniser au Panthéon, mais il est vrai aussi que ces deux affaires pèsent dans l´histoire de la France et que, bien que celle de Calas soit un peu plus perdue dans la mémoire collective, elle reste tributaire d´un sentiment national qui date de siècles. Ce sentiment, hier, horreur des protestants ; à l´époque de Zola, horreur des juifs –sinon il faudrait se demander comment la France fut-elle capable de commettre l´atroce crime de la déportation des juifs pendant la collaboration- , aujourd´hui transformé en horreur des arabes et islamophobie, continue si présent dans la société française, qui se trouve encore divisée entre dreyfusards et antidreyfusards, que le combat des deux écrivains reste actuel. Les gens s´enflamment encore aujourd´hui au sujet de l´affaire Dreyfus, qui va, nous l´avons vu, bien au-delà de la défense d´un innocent et se souviennent moins de l´affaire Calas, qui fut, nous l´avons vu, beaucoup plus cruelle et inhumaine, mais qui, à la fois, appartenait à la « façon » si je peux utiliser ce terme, de châtier les coupables de crimes aussi atroces que de ne pas croire aux mêmes dieux.

Pourquoi alors, ces deux affaires sont si importantes pour la mentalité française ? L´affaire Dreyfus n´est autre que l´histoire de la lutte menée par les intellectuels de son époque d´abord contre une injustice, mais au fond, nous le savons, contre le pouvoir établi, contre la mentalité française de la peur aux étrangers, aux autres, à la femme, au musulman, à l´altérité, dans les mots de Todorov, de Lévinas et même dans ceux de Montaigne qui notait déjà cette intolérance dénoncée par Voltaire. La France est un pays marqué par sa tradition d´intolérance religieuse, avec la nuit de la Saint Barthélémy, la révocation de l´édit de Nantes, l´antisémitisme, la haine aux arabes qui montra sa face la plus hideuse dans la guerre d´Algérie, et aujourd´hui, il faut le dire, la montée du national-socialisme aux élections européennes avec Marine Le Pen. D´autres noms, les mêmes enjeux. Pourrions-nous encore trouver une affaire du XXIe siècle pour accuser cette intolérance ?

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