martes, 9 de diciembre de 2014

Manon Lescaut: l´écriture de la passion

Prévost appartient à la génération d´écrivains qui à partir des années 1730 confèrent au roman un ton nouveau. Ces écrivains profitent de l´atmosphère de liberté apportée par la Régence (1715-1723) après l´autoritarisme politique du Roi-Soleil et une rigidité morale et religieuse de plus en plus étouffante. C´est dans ce siècle que le roman s´installe comme le genre par excellence avec l´apparition du roman périodique (ancêtre du roman feuilleton). L´abbé Prévost fut un écrivain intarissable. Il écrivit beaucoup, et comme le Chevalier des Grieux il quitta le Séminaire deux fois et partit à l´exil. De toute son œuvre, on conserve son chef d´œuvre Manon Lescaut, qui était un chapitre des Mémoires d´un homme de qualité qui s´est retiré du monde.

Écrit pendant le XVIIIe siècle, période de mouvement social et politique aboutissant à une révolution qui instaure un ordre nouveau, Manon Lescaut souligne le parallélisme avec une vie mouvementée à l´intérieur de la France. Dans l´ordre littéraire, le préromantisme prend la place petit à petit de l´écriture fondé sur le classique. Le XVIIe siècle vient de se terminer et avec lui, la querelle des Anciens et des Modernes qui a donné place à une série d´écritures romanesques avec plusieurs intensités et formes (l´épistolaire, l´autobiographie, le roman d´aventures, le roman comique, le roman romantique).

Extrait des Mémoires et aventures d´un homme de qualité qui s´est retiré du monde (à partir de 1728) ce récit bref fut édité séparément à partir de 1733. Il est considéré depuis comme un des chefs-d´oeuvre du roman français. Prévost a mis dans ce roman beaucoup de lui-même, comme lui le Chevalier des Grieux s´enfuit du séminaire, et nous pourrions penser qu´il a transposé son drame personnel, sans-y-être certains. L´œuvre nous restitue le milieu social, immoral et corrompu de l´époque. Manon et des Grieux vivent dénués de tous principes moraux en plaçant le plaisir au centre de leur raison de vivre, et c´est au nom de l´amour que des Grieux commet les plus graves actes d´amoralité et d´inconscience pour se procurer de l´argent et pour rester aux cotés de son bien aimée. C´est le récit d´un homme, le chevalier des Grieux, sur le coup d´une passion qui a dévoré sa jeunesse.

Après la mort de Louis XIV, une libération des mœurs se produit, comme réaction contre la rigueur et l´austérité imposée par Madame de Maintenon. Le mouvement des idées va à favoriser le goût des jouissances, la recherche du bonheur et les philosophes réhabilitent, contre le christianisme, passions et instincts. C´est dans ce courant que s´inscrivent L´Abbé Prévost avec Manon Lescaut, Marivaux avec La vie de Marianne, et Chloderlos de Laclos avec Les liaisons dangereuses. Ce dernier livre fut un scandale dans la société de l´époque.

Entre bonheur et plaisir la confusion est tentante : dans Manon Lescaut, nous voyons comment la « licence des mœurs devient extrême dans certaines sphères de las haute société et dans une sorte de demi-monde où se coudoient gentilshommes et aventuriers » (Lagarde et Michard, Le XVIIIe siècle, 1970). L´immoralité et la frivolité sont très répandues dans la société et c´est avec le courant littéraire guidé par Rousseau qu’une mise en garde contre la décadence des mœurs se produit.

Vers le milieu du siècle il y a lieu à un tournant décisif : on passe du rationalisme philosophique à la sensibilité préromantique. Le courant émotionnel existait dès le début de siècle. Les émotions se déchaînent envahissant les âmes et la littérature, l´Abbé Prévost peint la passion fatale. À l´analyse classique des sentiments succède un art plus affectif, dont le pouvoir réside surtout dans la suggestion. Exaltation du moi, lyrisme personnel, goût des émotions, de la mélancolie et de la solitude, sentiment de la nature, voila les traits marquants du préromantisme. Ainsi, si bien l´unité du XVIIIe siècle est incontestable au niveau philosophique (c´est ce qui prépare la Révolution Française) il se trouve partagé aussi entre l´influence du siècle de Louis XIV et les tendances nouvelles qui s´épanouiront avec le romantisme.

L´auteur décide dès le début du récit de faire un roman moral: nous savons dès les premières pages que l´histoire d´amour se termine mal. L abbé Prévost affirmait que son roman pourrait servir à l´instruction des mœurs. L´impuissance à triompher de la passion est à la fois destin tragique, leçon moralisante et critique de l´époque. Destin tragique car quoique les héros fassent ils sont condamnés à leur séparation; leçon moralisante car à chaque fois ils choisissent le chemin de leur ruine en se moquant des lois morales d´une société elle-aussi corrompue. Critique de l’époque car le roman est aussi un tableau de la France de son temps, qui décrit de façon critique les usages des hommes de condition et les dessous de la société décadente emportée par le règne de l´argent.

Passion et vertu ne peuvent être conciliées car au siècle classique une réprobation morale implacable pèse sur la passion. L´abbé Prévost insiste sur la fatalité de la passion dans son roman. L´œuvre restitue tout le milieu social immoral et corrompu de l´époque. Manon et des Grieux vivent parmi des êtres dénués de tout principe moral avec le bonheur et le plaisir comme seule raison de vivre.

Son roman peut aussi se lire comme une critique de l´époque car Manon est punie par la mort à cause de son comportement immoral, alors que M. de T... et M de G... M..., qui eux-aussi ont un comportement immoral aux égards des femmes en général et de Manon particulièrement (c´est la femme corrompue qui doit être envoyée à Nouvel Orléans alors que le chevalier peut rester tranquillement chez-lui, il a été corrompu par la femme) ont aussi la loi de leur côté et rien à craindre. Son comportement est accepté par le milieu parisien, qui lui aussi est immoral et corrompu. Discrète ironie de l´auteur, sous le récit du héros ou situation de la femme qui ne pose pas de reflexión ?

Jusqu´en 1680 le thème du désordre des passions est traité par tous les romanciers, Louis XIV et la Cour de Versailles eurent de nombreux scandales à cet avis. Prévost semble peindre cette réalité même si dans son roman il ne parle pas de Versailles, mais cette somptuosité exagérée se retrouve à Paris, alors que la poursuite des guerres, les famines, le poids des impôts qui pèsent sur les paysans ne sont pas nommés par Prévost.

Dans la préface de Manon Lescaut, Alain Sandrier fait une remarque aigue : “L´ironie de l´histoire littéraire voudra que les oubliés des dogmes, la comédie pour le théâtre et le roman pour la prose narrative, soient les moteurs du développement littéraire”. En effet, la poétique classique ne prend pas en compte le roman, Aristote ne considérant que comme de grands genres l´épopée et la tragédie. À l´époque où Manon Lescaut apparaît cette position est loin d´être isolée. La critique interprète en termes moraux les dangers de ces lectures si faciles, et la matière du livre est visiblement répréhensible: la peinture du monde du jeu et de l´amour hors mariage suscite le scandale.

Si le classicisme se réfère principalement au théâtre, le roman aura une existence ambiguë au sein de la production littéraire. Il tente de se placer dans la devise classique ayant pour but instruire et plaire: “il peint des vices et des mœurs condamnables pour mieux dissuader le lecteur de suivre ces exemples” note Sandrier. Les romanciers des Lumières se trouveront en constante tension avec l´esthétique classique, tentant de peindre à la fois l´expérience psychologique de ces héros et les fictions d´aventures. Prévost fait de son roman d´aventures (parfois rocambolesques) un portrait hilarant de sentiments humains qui portent sur le sens de l´existence.

Le romantisme se caractérise par une volonté d'explorer toutes les possibilités de l'art afin d'exprimer ses états d'âme : il est ainsi une réaction du sentiment contre la raison, exaltant le mystère et le fantastique et cherchant l'évasion et le ravissement dans le rêve, le morbide et le sublime, l'exotisme et le passé. L´abbé Prévost sortit en exil deux fois : il fit la connaissance des écrivains anglais et traduit lui-même les romans de Richardson tels que Clarissa Harlowe. Le romantisme ayant commencé au XVIIIe siècle en Angleterre et en Allemagne, l´Abbé eut sans doute la possibilité de lire des romans issus du romantisme, ce qui influença son œuvre.

Au XIXe siècle, Baudelaire propose sa définition du romantisme : « Le romantisme n’est précisément ni dans le choix des sujets ni dans la vérité exacte, mais dans la manière de sentir. Ils l’ont cherché en dehors, et c’est en dedans qu’il était seulement possible de le trouver. Pour moi, le romantisme est l’expression la plus récente, la plus actuelle du beau. (...) Qui dit romantisme dit art moderne, – c’est-à-dire intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l’infini, exprimées par tous les moyens que contiennent les arts. »

Le préromantisme est un terme utilisé par les historiens. Il désigne le moment où la littérature française passe du Siècle des Lumières au romantisme. Le préromantisme est marqué par l'évolution d'une littérature fondée sur la raison vers une littérature fondée sur les sentiments, l'émotion. Le romantisme est un mouvement littéraire qui s'oppose au classicisme. L'auteur romantique cherche à exprimer et faire ressortir ses sentiments contrairement à l'auteur classique qui d'après lui n'est pas assez franc. Il prend le parti du peuple. Il est contre les royalistes et pour la jeunesse.

Il est clair qu´en France personne ne voulait parler de romantisme dans la première moitié du XVIIIe siècle car c´était un mouvement culturel allemand et que ce n´est qu´au XIXe siècle que l´on peut parler proprement de romantisme en France. Nonobstant, cette exploration psychologique de ses personnages, ce penchant pour le plan de la passion amoureuse est en quelque sorte un préromantisme romanesque.

Chez Prévost l´écriture de la passion est au fil de son livre. C´est de quoi il s´agit aussi pour un romancier. Emportement des sentiments, incompréhension engendrée par la propre passion et doutes qu´elle crée. L´auteur choisit d´utiliser une narration à la première personne qui nous donne la proximité de l´épistolaire et même des mémoires quant à l´exaltation du moi et, en même temps, la compréhension psychologique du personnage. C´est une âme bouleversée qui nous raconte son histoire, qui nous transporte dans ses malheurs, qui nous récite son amour étincelant et clair, qui nous présente sa maîtresse dans tout son charme et son ambigüité. C´est la parole du cœur qui nous parle, qui nous décrit son angoisse et son désespoir. C´est cette tension entre un narrateur aveuglé par son amour et une héroïne mystérieuse qui ne dévoile jamais son cœur qui fait du roman une narration haletante qui nous tient de surcroît au fil du livre.

Le roman est une histoire des grands mythes de l´amour prédestiné « mais dans l´espoir de retrouver les sources d´une destinée individuelle. Il accumule sur le chemin de ses héros les catastrophes et les bonheurs les plus inattendus pour mieux percevoir les états limites de la sensibilité » note Jean Sgard dans son analyse du roman français à l´âge classique. Manon Lescaut est un roman écrit comme des mémoires fictionnelles. Prévost subordonne l´aventure du héros au récit de sa mémoire, beaucoup plus intimiste. Pour Jean Paul Sermain « la marque la plus personnelle de Prévost est d´avoir laissé le personnage s´engager dans cet univers en demi-teinte, s´enferrer dans ses leurres, et donner à ses efforts une résonance pathétique. Non seulement il nourrit les aventures de passions violentes et têtues, dominées par l´amour mais incluant toutes les affections et les violences familiales (...) mais il amplifie cette matière sensible par les résonances affectives que leur confèrent l´entreprise des mémoires, la réverbération du souvenir et les troubles de la quête de soi ».

Pour Prévost il existe une contradiction insurmontable qui vient de l´affrontement entre la passion et les devoirs. Dans le registre pathétique l´écrivain s´abandonne au récit de la passion fatale. Elle est fatale aux deux sens du terme: d´abord parce qu´elle apparaît comme un entraînement irrésistible et elle transforme l´être qu´elle envahit et ensuite car elle conduit sans recours les amants à leur perte.

La belle Manon est un être amoral qui paraît-être fait pour le milieu corrompu de Paris mais le Chevalier, pourtant, lui, il arrive et termine par s´insérer dans ce milieu car il est éperdument amoureux de Manon. Si Manon eut été pâtissière, des Grieux, lui aussi aurait été le meilleur pâtissier de Paris. La passion de Manon se nourrit de larmes et de remords, mais elle n´arrive pas à échapper à sa constante quête du bon vivre. Elle se rit de tout et de tout le monde, même du Chevalier, mais à chaque tromperie qu´il lui fait elle recommence avec les larmes et les remords et lui, la comprend à nouveau sans cesser de l´aimer.

Le Chevalier des Grieux est sujet à un penchant qui le dépasse et l´entraîne contre sa volonté consciente. Il agit exactement à l´inverse de ce que son éducation, sa morale ou sa raison lui imposent. Alain Sandrier note dans la préface du roman que la position paradoxale entre son impuissance et sa lucidité confère à la voix narrative son épaisseur et sa complexité. C´est par ce personnage que Prévost peint l´inconséquence des paroles aux actes, la façon dont la vertu laisse la porte ouverte pour que les pulsions guident les actes. C´est pour caractériser le personnage du Chevalier que Prévost recourt au registre pathétique.

L´ami du Chevalier, Tiberge, lui aussi est un « amoureux éperdu » de son ami Des Grieux, qui, même en le voyant courir à sa perte lui prête toujours secours. Le Chevalier, de sa part, pense à lui qu´en cas de nécessité et ne lui raconte toujours pas toute la vérité, faute qu´il ne perde son aide. Tiberge est le vrai personnage de cette passion, il arrive même en Nouvel Orléans pour secourir son ami. Tiberge est un personnage qui se trouve dans le début du roman et qui continue, aussi fidèle (pas comme la belle Manon qui elle ne reste jamais fidèle) jusqu´à la fin de l´histoire.

Les crises intérieures, la recherche de certitudes, le conflit entre la passion, l´amour et l´amour filial et les devoirs sociaux s´expriment de manière très sincère dans Manon Lescaut. Jean Sgard considère que Prévost produit un nouveau pathétique fondé sur la crédibilité et que le mensonge romanesque devient le fondement de nouvelles certitudes : « Tandis que l´on cherchait en vain des prétextes à l´invention romanesque, Prévost a trouvé le roman en marchand ». Les plus grands romanciers des années trente ont été les avocats de la femme. La femme est celle qui est corrompue, promise au malheur, éloignée de la pensée morale.

Manon Lescaut est avant tout une intemporelle histoire d´amour: Manon et des Grieux ont leur place parmi les plus célèbres amants de la littérature française, voire mondiale. À se sujet, l´écrivain turque Orhan Pamuk explique: quand un écrivain turque parle de l´amour, c´est l´amour turque que les lecteurs s´imaginent; alors que quand un écrivain français parle de l´amour c´est de l´amour universel qu´il s´agit. Manon est une héroïne de l´amour universel : après le roman plusieurs opéras reprenant l´histoire de Manon se composent, la plus connue, celle de Puccini.

L ´abbé Prévost a peint de façon saisissante la passion du chevalier des Grieux pour Manon et il est même parvenu à nous faire croire à l´amour sincère de Manon en dépit de ses infidélités. C´est l´indissoluble union entre destin et liberté qui accomplit le déroulement tragique de l´histoire d´amour du chevalier des Grieux. C´est aussi la façon du romancier de décrire les passions dans leurs excès et leurs ambiguïtés qui font de son écriture un roman intemporel.


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